Elliott Smith « Either/Or »
(1997)
EN QUELQUES MOTS
Dans cet épisode on va vous parler d’Elliott Smith, le songwriter le plus discret des 90s. Après quelques années passées au sein du groupe Heatmiser, Elliott Smith décide assez tôt de poursuivre son art en solitaire, à l’image de son mode de vie à des années-lumière de toute idée de pression ou de carrière.
La reconnaissance lui tombe dessus en 97 avec la parution de “Either/or” — un troisième album époustouflant — mais aussi grâce à une rencontre avec le réalisateur Gus Van Sant qui va changer sa vie et lui valoir une nomination aux Oscars ! Elliott Smith, à contre-courant du grunge qui envahit la planète et les années 90s, déploie dans ses compositions un univers poétique, sombre et délicat comme “Between the bars”, plusieurs fois reprise par Agnes Obel, Pearl Jam et même Madonna.
Décédé en 2003 à l’âge de 34 ans, Elliott Smith a véritablement marqué l’histoire du rock alternatif. Et ce beautiful loser, loin de radars, mérite d’être célébré aux mêmes titres que Nirvana ou Jeff Buckley…
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Retour en 1997
Voilà pour les 12 morceaux de “Either/or”. C’est donc le troisième album solo d’Elliott Smith. Il sort le 25 février 1997 en CD et vinyle sur le label Kill Rock Stars, aujourd’hui toujours indépendant. C’est un super label, celui de Gossip et Bikini Kill !
Alors 1997, c’est une super année pour le rock indé. Chez les disquaires, Elliott Smith côtoie un autre groupe de Portland : les Dandy Warhols avec “Come Down”. Il y a aussi le “Boatman’s call” de Nick Cave, “Ladies and Gentlemen We Are Floating in Space” de Spiritualized et “OK Computer” de Radiohead. — Spécial dédicace à nos premiers auditeurs !
1997 dans les charts en France c’est surtout le carton de IAM, Era, Céline Dion, les 2Be3… et Pascal Obispo ! Gros fait divers : Obispo se fait tirer dessus à Ajaccio ! Avec une carabine à plomb lors d’un concert en plein air. Un mec de 19 ans qui apparement “n’aimait sa musique.”
Côté cinéma, en 97, on se régale. On va voir le Cinquième Élément, Men In Black, Scream ou la Vérité si je mens ! et il y a un petit film qui commence à faire parler de lui en fin d’année. Un certain Titanic de James Cameron. Peut-être que certains d’entre vous l’ont vu ?
La story d'Elliott Smith
Manu : On va maintenant vous raconter l’incroyable histoire d’Elliott Smith. Mais pour bien en comprendre tous les ressorts, il faut remonter en 1969 dans le Nebraska.
…Le 6 août 1969 plus exactement mon cher Manu, date de naissance de petit Elliott, ou plutôt du petit Steven Paul Smith de son vrai nom.Sa mère est institutrice et son père, étudiant en médecine. Très vite, ses parents divorcent et son père entre dans l’US Air Force. Il est envoyé aux Philippines en tant que médecin. Steven et sa mère déménagent au Texas. Elle se remarie rapidement mais le nouveau beau-père est plutôt du genre violent.
Cette période va beaucoup le marquer, il l’évoquera souvent dans ses chansons.
Le petit Steven commence le piano et la guitare à l’âge de neuf ans et quatre ans plus tard, il écrit sa première chanson. Ado, il écoute Bob Dylan, Kiss, The Clash, Elvis Costello, Hank Williams, mais surtout les Beatles. Ça c’est vraiment sa grosse référence, celle qui va habiter toute son œuvre ! Greg nous en parlera tout à l’heure.
À 14 ans, Steven déménage à Portland dans l’Oregon, pour vivre avec son père. La musique fait de plus en plus partie de sa vie. Il enregistre même une chanson, « I love my room ». C’est juste un ado qui parle de sa chambre, qui explique pourquoi il s’y sent bien. Et c’est assez touchant :
Au lycée, il joue dans un groupe appelé « Stranger Than Fiction ». Et c’est aussi à ce moment qu’il décide de changer de prénom pour se rebaptiser « Elliott », en hommage au poète américain T. S. Eliot.
Elliott Smith ne sait pas trop quoi faire de sa vie. Il se lance sans grande conviction dans des études de philosophie et de science politique :
« Cela m’a prouvé que je peux faire pendant quatre ans quelque chose dont je n’ai absolument pas envie, même si j’ai apprécié ce que j’ai appris. À l’époque, aller à l’université m’apparaissait comme la chance d’une vie. Mais, j’y étais surtout allé à cause de ma petite amie et nous avons finalement rompu avant le premier jour des cours ».
Son diplôme en poche, il commence à travailler dans une boulangerie de Portland mais il n’oublie pas la musique pour autant et devient le chanteur du groupe Heatmiser. Leur musique punk, voir grunge, est très vite comparée à celle de Fugazi comme en témoigne ce super titre “Blackout”
Frustré de ne pas pouvoir faire exactement la musique qu’il voudrait, il est rattrapé par l’envie d’écrire ses propres chansons et de voler de ses propres ailes. Des mélodies plus douces, plus romantiques à l’opposé du grunge de l’époque incarné par Nirvana. Ça fait déjà plusieurs mois qu’Elliott Smith a commencé à s’enregistrer en solo avec sa guitare, à l’aide d’un petit enregistreur quatre pistes. Sans arrangements et guitares électriques, ses compositions se démarquent fortement de son précédent groupe et les thèmes de la dépendance aux drogues, de la dépression, ou encore de la trahison commencent à s’installer.
Manu : Nous sommes en juillet 1994 et Elliott Smith sort son tout premier album, Roman Candle qui commence… comme ça :
A la base, c’est surtout un recueil de démos qui n’avaient pas leur place dans le répertoire d’Heatmiser. C’est JJ Gonson, la petite amie d’Eliott Smith, qui le convainc à l’époque d’envoyer la cassette à la maison de disques Cavity Search Records. Le patron du label, Christopher Cooper, tombe immédiatement sous le charme.
A partir de ce moment-là, Elliott Smith n’arrête plus d’écrire et d’enregistrer. Un vrai bourreau de travail. Un an plus tard à peine, BOUM ! Un deuxième album intitulé simplement Elliott Smith sort sur le label Kill Rock Stars. Même simplicité que Roman Candle et cette voix toujours à la limite du murmure.
Sa notoriété se fait essentiellement grâce au bouche à oreille. Il commence à se produire sur les scènes locales de Portland. Il est seul avec sa guitare et s’excuse presque de déranger.
Elliott Smith, c’est une petite frappe au grand cœur. Une sensibilité à fleur de peau, l’impression que tout pourrait se briser très rapidement et d’un revers de main.
Je vous propose d’écouter un extrait de Needle In The Hay :
Les deux premiers albums solo d’Elliott Smith ne se font pas encore de manière tout à fait assumée. Il tourne toujours avec son groupe Heatmise et mène les deux projets en parallèle. Mais Elliott Smith s’identifie de moins au moins au groupe. Et puis, petit à petit , le bouche a oreille s’intensifie, son nom se met à circuler comme une curiosité du rock indé US. Il part notamment en tournée avec Sebadoh en 1996. Et certains, comme Fugazi ou les Beastie Boys, rendent hommage à ses performances toutes en force et en douceur.
Manu : Nous sommes maintenant en février 1997, et Elliott Smith sort son 3e album, en 3 ans ou presque. Il s’appelle “Either/Or” et il est précédé par un premier single en 45 tours, “Speed Trials”
insert – Speed trials
Either/Or, qui pourrait se traduire « Ou bien … ou bien », est une référence au livre éponyme du philosophe danois Søren Kierkegaard. Les thèmes principaux de l’album sont l’angoisse, le désespoir, la mort et Dieu. Voilà, donc ça ne va pas forcément être l’album pour faire la grosse fête, hein…Il n’y a presque pas de promo, pas de hit single ni d’entrée dans les charts. l’album reste à l’écart du Billboard et ne fait pas beaucoup de bruit à sa sortie. cIl est toutefois très bien accueilli par la critique.
Il apparaît dans le top de fin d’année du journal américain Village Voice. Leur rédac chef trouve Elliott Smith (je cite) « mélodieux mais dépressif » et estime qu’il pourrait tout aussi bien être populaire, mais il ne veut pas l’être, c’est tout ! »
Et puis, en 1996, Smith fait la rencontre qui va tout changer : il devient ami avec Gus Van Sant, qui vit lui aussi à Portland. Ce dernier lui propose d’inclure plusieurs titres dans la bande originale de son prochain film Will Hunting. Elliott Smith accepte ; Gus van Sant, ce n’est pas Hollywood. C’est juste un pote.
Smith enregistre en plus une chanson originale « Miss Misery » et une version orchestrale de Between the Bars avec des arrangements de Danny Elfman, le compositeur attitré de Tim Burton ! Un titre de Roman Candle, No Name #3 et deux de Either/Or, Angeles et Say Yes, y sont aussi ajoutés.
Le film rencontre un grand succès auprès des critiques et du public. Elliott Smith est nommé pour l’Oscar de la meilleure chanson originales. Il accepte de venir jouer lors de la cérémonie. De toute façon, on lui a bien fait comprendre que s’il ne chantait pas cette chanson lui-même, un autre s’en chargerait.
Le 23 mars 1998, Elliott Smith fait face à des dizaines de millions de téléspectateurs et au tout Hollywood. Il débarque sur scène en costume blanc, froissé et un peu trop grand, le cheveux sales.
insert – Miss Misery Oscars
« Le soir de la cérémonie des Oscars, je n’arrivais pas à imaginer que c’était de moi qu’on parlait en des termes si élogieux. C’est un milieu auquel je ne peux pas appartenir, ça a été une expérience irréelle. Je me suis senti comme une bête de foire, le monstre de service. Ce fut comme un trip étrange à l’acide » Finalement, l’Oscar est remporté par James Horner et Will Jennings pour My Heart Will Go On, chantée par Céline Dion pour le film Titanic.
Mais cette chanson va faire passer Elliott Smith des bars confidentiels de Portland à la renommée mondiale. La presse fait d’Elliott Smith le beautiful loser du moment. JD Beauvallet écrit dans les Inrocks :
« Tous les 20 ans, la cérémonie des Oscars invite le clodo de service, le paria à peine sortable à dîner à la table des maîtres. Avant de le renvoyer fissa à son mal-être, à des albums intimistes et douloureux, si loin des paillettes et des sourires appris. La dernière fois, c’était le pauvre Elliott Smith qu’on a avait déguisé en smoking (…)
Lui qui est apparu un peu par hasard, avec sa guitare et sa voix, dans une époque tournée vers le grunge et le rock saturé. Il passe d’un coup de l’underground à la célébrité. Ce sera trop. Il ne se considère pas comme taillé pour devenir une star. Il a toujours pensé qu’il ne méritait pas ce succès.
« Pourquoi moi ? La plupart des gens que je connais dans des groupes écrivent des chansons qui méritent au moins autant que celle-là de grimper dans des charts. On ne les laisse même pas les enregistrer alors que quand j’allume la radio, je n’entends que des chansons qui ne méritent pas d’être là. Je ne veux pas que les miennes les fréquentent. Je ne compte que pour du beurre dans mon succès, d’autres ont décidé pour moi. (…) Si ça ne tenait qu’à moi, je continuerais d’enregistrer mes disques à la maison ».
Il entretient un rapport assez compliqué avec son succès et la chanson qui l’a provoqué : il ne joue jamais Miss Misery en concert. Il évite aussi d’en parler tellement il refuse de n’être associé qu’à ce titre. Il contourne systématiquement la question dans les interviews, préférant évoquer son indifférence à l’encontre des critiques :
« J’essaye toujours de résister au fait d’être affecté par ce qu’on peut dire de moi. En bien ou en mal. Quelque part ça m’ennuie toujours un peu mais désormais je ne lis plus rien sur moi. Je ne veux plus débattre sur l’idée que certains ne me résument qu’à de la musique mélancolique ».
Il finit par déménager à Brooklyn puis à Los Angeles pour fuir ce succès et un amour perdu. Assez rapidement, il sombre dans la dépression, l’alcool et la drogue. Le début des années 2000 est assez compliqué, il alterne entre des périodes très noires et des moments où il semble aller mieux. Ses amis sont inquiets. Et à juste titre, car, vous vous en doutez un peu, cette histoire finit mal.
Elliott Smith meurt le 21 octobre 2003 à Los Angeles, à l’âge de 34 ans, de deux coups de couteau à la poitrine au cours d’une dispute avec sa copine, Jennifer Chiba. Suicide ou homicide ? L’enquête n’a jamais permis d’établir les circonstances du drame. Poète au cœur de punk, aussi génial que torturé, le nom d’Elliott Smith s’ajoute à la liste des artistes un peu trop talentueux, morts un peu trop jeunes.
C’est marrant parce que de son vivant tout le monde ou presque s’en foutait d’Elliott Smith mais il a quand même creusé son sillon, loin des radars et aujourd’hui Either/or s’est vendu à près de 500.000 exemplaires c’est pas rien ! Et sa reconnaissance il l’a vraiment eu à titre posthume. Ses titres de noblesses, ses chroniques dithyrambiques dans Rolling Stones ou Pitchfork il les a eu des années plus tard quand l’album a été réédité en 2017. Mieux vaut tard que jamais hein.
Le making-of de "Either/Or"
Manu : Allez, je me tourne vers toi maintenant Greg pour parler des coulisses de ce disque culte qui est un moment charnière dans la carrière mais aussi dans le vie d’Elliott Smith
Oui on l’a vu avec Olivia, Elliott Smith, en ce milieu des années 90 c’est un chanteur un peu schizophrénique : à la fois chanteur du groupe grunge / punk, Heatmiser, et en même temps songwriter sensible qui commence à se faire un nom avec des titres acoustiques dépouillés et monochromes.
Et avec son troisième album, Elliott Smith trouve une sorte de troisième voie entre ces deux approches : un esprit folk lo-fi et intime faisant la part belle à la guitare mais agrémenté cette fois d’ornementations pop / rock. Une direction qui commence à se dessiner sur certains titres composés pour le dernier album qu’il enregistre avec Heatmiser. Ecoutez plutôt ce Plainclothes Man sorti en 1996 et qui aurait tout à fait pu figurer sur le disque solo d’Elliott Smith.
insert – Plainclothes Man
J’ai parlé d’un album charnière sur le plan créatif mais cela l’est aussi sur un plan personnel : EIther/Or c’est le dernier album de l’époque Portland avant qu’il emménage à New York, c’est aussi le moment où il quitte définitivement Heatmiser et se sépare de sa fiancée, Joanna Bolme. Bref, un moment où plus rien ne le retient à Portland. C’est aussi durant cette période qu’il compose Miss Misery, le titre qui va lui apporter une célébrité mondiale.
Manu : D’ailleurs c’est chez cette fiancée et musicienne Joanna Bolme qu’une partie de l’enregistrement aura lieu
Joanna Bolme, c’est une multi instrumentiste, figure de la scène indé de Portland, elle est notamment la bassiste de Stephen Malkmus and the Jicks, la formation qui a pris la suite au tournant des années 2000 du groupe culte Pavement.
Elliott Smith commence donc à enregistrer certaines chansons de l’album dans l’appartement de Joanna et dans celui de la chanteuse et amie Mary Lou Lord mais également à son domicile avant de se poursuivre chez le producteur et ingénieur du son Larry Crane, avec lequel Smith construira un studio d’enregistrement, Jackpot!, qui ouvrira en février 1997, le mois de la sortie de l’album.
Je vous propose d’écouter cette rare interview d’Elliott Smith qui évoque cet enregistrement, c’était sur la radio KCRW en 1997, Interview enfin… on entend surtout le journaliste parler, Elliott Smith lui répond généralement par un murmure d’une ou deux phrases.
insert – ITW ESmith
Quand on écoute l’album, on a l’impression que cela a été fait à la maison sur un 4 pistes, c’est bien ça ?
Oui 4 pistes, 8 pistes maintenant et même 16 en ce moment, je monte en grade.
On sent que vous vouliez garder ce côté intime, fait à la maison.
Pas nécessairement mais au final c’est le résultat. Vous savez je ne sais jamais trop ce que cela va donner… Je ne suis pas… je ne suis pas genre Elvis Presley, je ne sais pas comment les choses vont tourner à l’enregistrement.
Manu : Sur Either/Or, on retrouve ce qui fait la signature sonore d’Elliott Smith
La guitare est accordée un ton en dessous de l’accordage standard, on a déjà vu que cela se fait beaucoup dans les 90 car certains producteurs pensent que les guitares sonnent mieux ainsi à l’enregistrement. Dans le cas d’Elliott Smith, il s’agit aussi sans doute également d’une question de tessiture de voix, en accordant plus bas la guitare, il n’a ainsi pas besoin de trop pousser dans les aigus… L’autre particularité du son d’Elliott Smith, c’est de doubler à chaque fois les guitares et les voix, cela donne cet effet enveloppant et si caractéristique. Exemple avec Ballad of BIg Nothing :
insert – Ballad of Big Nothing
Manu : Ballad of Big Nothing c’est l’un des sommets de l’album et un morceau très rock/pop avec de la basse et de la batterie, relativement éloigné des premiers morceaux folk d’Elliott Smith.
Oui c’est ça qui rend cet album unique dans sa discographie : tout en conservant un dispositif folk Lo-Fi, Smith y ajoute guitare électrique, batteries, basse et choeur, c’est d’ailleurs lui qui joue tous les instruments, pour créer cet album pop qui frise la perfection par ses arrangements délicats, ses progressions d’accord inattendus et sublimes. A l’époque, Smith nourrit d’ailleurs une obsession pour les Beatles et en particulier pour leur neuvième album, le Magical Mystery Tour dont écoute ici Your Mother Should Know :
insert – Beatles vs ESmith
Manu : Picture of Me d’Elliott Smith dans Radio K7. Greg, on a parlé de la partie de l’enregistrement qui s’est déroulé à Portland, mais il y aussi un des titres enregistrés en Californie
Oui en Californie et plus précisément dans le studio “The Shop” de Rob Schnapf et Tom Rothrock, où Heatmiser a enregistré son ultime album. Tom Rothrock, il a la particularité d’avoir produit le tube Loser de Beck en 1993, le premier titre indé à atteindre le TOP 10 des singles aux Etats-Unis.
C’est donc là bas qu’Elliott Smith peaufine son chef d’oeuvre et enregistre trois monuments de l’album ; Angeles, Say Yes, bijou pop qui conclut l’album sur une note d’optimisme et enfin Between the Bars, morceau déchirant sur son addiction à l’alcool, un titre qui joue sur la polysémie du mot “Bars” en anglais, cela peut vouloir dire faire la tournée des bars mais aussi se retrouver prisonnier, être derrière les barreaux, on retrouve ici tout le génie d’écriture d’Elliott Smith entre cynisme et romantisme qui personnifie ici un verre d’alcool qui ne demande qu’à être bu.
insert – Between the bars
On retrouve également dans ce titre une tension qui traverse tout cet album constitué de morceaux pop parfaitement construits mais traversés par une forme d’imperfection et de fragilité, une contradiction entre harmonie et dissonance qui rend ce disque bouleversant et indémodable. Pour conclure, je vous propose d’écouter le titre Either / Or, qui a finalement été écarté de la tracklist finale, le titre apparaît toutefois sur “New Moon” l’album posthume d’Elliott Smith.
insert – Either/or
L'univers visuel d'Elliot Smith
Manu : Merci Greg ! Bon, on vient de découvrir un artiste discret, qui fait tout lui-même, avec un côté artisanal et lofi, est-ce que c’est pareil Fanny du côté de la pochette de son album ?
Oui évidemment, il y a une spontanéité, une authenticité dans la pochette d’Either/Or qui est très représentative des productions musicales de la scène indé. Ici pas de photographe célèbre, pas de graphiste prestigieux ni de séance photo professionnelle comme j’ai pu décrire dans plein d’autres épisodes de Radio K7. Dans les crédits du disque, y’a écrit “photo avant par Debbie Pastor, photo arrière par Joanna Bolme, mise en page par Neil Gust”.
Neil c’est son ami de la fac avec qui il fonde Heatmiser en 1991, Joanna c’est la fameuse petite amie pour qui il va écrire le magnifique ‘Say Yes’ et Debbie Pastor, qui a pris la photo en couverture de l’album, c’est une ancienne cheffe déco reconvertie dans la musique qui va bosser pendant une dizaine d’années comme tour manager de groupes phares de la scène indé comme Pavement ou Sebadoh.
En 1996, Sebadoh est en tournée pour défendre son album Harmacy, Elliott Smith fait leur première partie sur quelques dates. Le soir du 16 septembre, ils se produisent à Tempe, Arizona dans une petite salle qui n’existe plus, appelée Gibson’s. Debbie Pastor est là avec son appareil photo, elle a l’habitude d’immortaliser les concerts, les backstages et décide de photographier tour à tour Elliott puis Sebadoh devant un grand miroir recouvert d’écritures taguées au marqueur comme on en trouve plein dans les chiottes de bars ou salles rock.
Il y a quelques années le chanteur de Sebadoh, Lou Barlow, a posté les 2 images accolées sur Facebook en racontant cette histoire, je vous partagerai ça sur les réseaux sociaux de Radio K7.
Manu : Tu parlais du miroir tagué Fanny, tu pourrais nous décrire ce qu’on voit d’autre sur la pochette ?
Of course ! Cette photo, c’est un simple portrait d’Elliott Smith, il est entièrement lui-même, sans artifices, comme dans ses chansons. L’image est prise en légère contre plongée, on voit Elliott de trois quart dans la moitié droite de l’image. Assis sur une chaise, avec le miroir qui reflète son dos, il tient une cigarette à la main, porte une casquette de la compagnie d’hélicoptères Hell Jet, un t-shirt noir à l’effigie du chanteur Hank Williams Jr et on distingue sur son biceps droit un tatouage représentant un taureau qui mange une fleur. En 1998, JD Beauvallet interroge Elliott Smith sur la signification de ce tattoo pour un papier dans Les Inrocks, Smith lui répond :
« C’est Ferdinand, le personnage d’une histoire pour enfants. C’est le seul taureau qui aime sentir les fleurs et quand le matador vient choisir les bêtes de combat les plus virulentes dans le pré, il repère Ferdinand. Le pauvre vieux vient de se faire piquer par une abeille en reniflant une fleur et il saute dans tous les sens. Il est donc sélectionné pour la corrida, car tout le monde croit qu’il est le plus brutal. Mais dès le début du combat, les spectateurs lancent des fleurs dans l’arène et lui se baisse pour les sentir : il ne se rend même pas compte qu’il est censé se battre. Dépité, le matador le ramène dans son champ, où il vit vieux et heureux parmi les fleurs. On le prend pour un simplet, mais il a réussi à passer à côté d’une mort certaine. On le prend pour un raté parce qu’il refuse la bagarre, mais je sais que ce n’est pas vrai. Il veut juste vivre hors du système. Je me reconnais beaucoup dans Ferdinand. »
J’ai cherché la référence exacte, l’histoire dont parle Elliott Smith c’est celle de ‘Ferdinand le taureau’ un petit dessin animé de 7 minutes sorti par Walt Disney en 1938, et qui est l’adaptation du livre pour enfants ‘L’histoire de Ferdinand’ de Munro Leaf paru en 1936.
réactions ?
Voilà, que vous dire d’autre encore sur cette pochette ? Pour trouver des infos je suis allée creuser jusqu’aux forums de Reddit où des fans essayent de déchiffrer en vain les graffitis présents sur le miroir. On peut lire Lemon quelque chose, Lemon Crazy peut-être ? Est-ce que c’est le nom d’un groupe ? d’un cocktail maison ? Impossible à dire. Aucune infos non plus sur la photo de Joana Bolme présente au dos du disque, un cliché en noir et blanc qui représente un chandelier en verre très contrasté.
Ma dernière anecdote concerne le livret intérieur, un dépliant noir et blanc tout simple avec les paroles des chansons reproduites dans une typographie qui ressemble à une machine à écrire.
Manu : Les chansons ? Pas toutes, on a seulement les paroles de 11 morceaux sur les 12 de la liste…
Oui c’est la petite bizarrerie de l’affaire. Dans le livre “Can’t make a sound” de Thierry Jourdain, j’ai appris que les paroles de la chanson Cupid’s Trick n’ont pas été reproduites dans le livret. Alors pourquoi ?
En 98, Smith déclare en interview : « Elles n’étaient pas très bonnes et je ne me rappelais pas vraiment pourquoi je les ai écrites. (…) Elles ne sont pas dans le livret aussi parce que cette chanson n’est pas basée sur les mots mais elle est basée sur la manière dont elle sonne. J’ai souvent réécrit les paroles pour tenter de donner plus de sens mais ça tuait le propos alors je l’ai juste laissée comme elle était à la base. »
Je suis allée les lire ces paroles, effectivement elles racontent une histoire moins construite que les autres chansons, c’est un peu métaphorique, un peu absurde mais y’a mille auteurs qui se sont posé vachement moins de questions que ça dans l’histoire de la musique. Ce choix, il transpire l’insécurité et il est très symptomatique des doutes qui habitaient Elliott Smith en permanence.
Manu : Je crois qu’on a fait le tour de la pochette, est-ce qu’il y a des clips dont tu vas pouvoir nous parler maintenant ?
Ecoute Manu pour la première fois de l’histoire de Radio K7, je fais chou blanc. Cet album, c’est peut-être l’album le moins commercial dont on a parlé depuis nos débuts et en plus Elliott Smith c’est l’artiste le plus discret, le plus secret et mal à l’aise avec les médias et la promo qu’on a vu jusqu’ici. Oui encore plus discret que Mylène Farmer, je réponds d’avance aux auditeurs qui voudraient nous vanner là dessus !
Donc tout ça pour dire que pour une fois NON il n’y a pas de clips. D’ailleurs Smith n’en a tourné que très peu dans sa carrière, j’en ai listé 4 en tout, peut-être qu’il en manque mais pas beaucoup à mon avis : une vidéo pour ‘Coming Up Roses’ sur l’album éponyme précédent, une pour ‘Miss Misery’ en marge de la sortie du film Will Hunting, une pour ‘Baby Britain’ sur l’album XO et une pour ‘Son of Sam’ sur Figure 8.
Mais je ne voulais pas vous laisser totalement bredouille pour clore ce chapitre sur l’image d’Elliott Smith. J’ai envie d’explorer ses liens avec le cinéma puisque c’est un sujet que j’adore, quand on peut tracer des ponts entre la musique et les autres arts.
Manu : Ah, donc en dehors de sa collaboration avec Gus Van Sant alors, qu’est-ce qu’il y a à en dire ?
En 97 on l’a vu, le film Will Hunting et sa B.O. placent Elliott sous les projecteurs et il le vit assez mal. Il se retrouve sur la scène des Oscars en mode « mais qu’est-ce que je fous là ? » total ! Pour autant, il ne va pas arrêter de collaborer avec le cinéma.
En 99, on le retrouve sur la BO de la pépite American Beauty de Sam Mendes avec le titre ‘Because’, une reprise des Beatles. On va s’écouter tout de suite un petit extrait :
insert – Because
Pour lui qui est un énorme fan des Beatles depuis l’enfance, c’est un rêve qui se réalise. Il commence le morceau a cappella et crée des harmonies de plusieurs voix comme un chœur en se doublant lui-même. Une technique héritée des Beatles qui est omniprésente dans son propre travail comme l’a montré Greg tout à l’heure. Sa reprise de Because est utilisée pour le générique de fin du film, généralement un moment qui reste gravé dans la tête du spectateur. Et puis American Beauty connaîtra un succès énorme, remporte des dizaines d’Oscars, de Grammys et de Baftas, bref encore une grande exposition pour la musique de Smith.
Manu : En 2001, cette fois il va croiser la route de Wes Anderson…
Oui, Anderson travaille alors sur son 3e film ‘La Famille Tenenbaum’ et le contacte pour enregistrer une autre reprise des Beatles ‘Hey Jude’. Un travail pour lequel il est payé le minimum syndical et qui ne sera finalement même pas utilisé dans le film !
A la place, Wes Anderson sélectionne la chanson ‘Needle in the hay’ qu’on a écouté tout à l’heure pour illustrer une scène dans laquelle l’acteur Luke Wilson tente de se suicider. Elliott est mortifié, il déclare que c’est « la dernière chose à laquelle il aurait voulu que cette chanson soit associée ». Ce genre de raccourci contribue à lui donner une image sombre qui lui colle à la peau, évidemment amplifiée avec sa mort dans les circonstances troubles qu’on a évoquées tout à l’heure.
Dans un article de 2001 au magazine Magnet, il déclare et j’ai envie de terminer là dessus : « Je ne préfère pas qu’on me voit comme quelqu’un de dérangé, beaucoup de personnes pensent que je suis une sorte d’artiste torturé mais ce n’est absolument pas qui je suis. Il n’y a rien qui cloche vraiment avec moi. J’ai juste parfois de mauvais moments. »
À PROPOS DE RADIO K7 PODCAST
Chaque mois dans Radio K7 on discute d’un album avec mes copains autour d’une table, parfois avec des invités comme Pénélope Bagieu ou Nicolas Berno. Il y a des chroniques et des débats, on s’interroge sur l’histoire du disque : comment il a été produit, ce qui a fait son succès, et puis finalement ce qu’on a envie d’en retenir 20 ou 30 ans plus tard.
Le 5 janvier 2020, Radio K7 est devenu le premier podcast indépendant sur la musique en France au classement Apple Podcast !
« On veut redécouvrir les 90s, apprendre des trucs et se marrer. »
Manu, Fanny, Olivia et Grégoire
“ Le but de ce podcast c’est de redécouvrir la bande-son des nineties. Parce que c’était celle de notre adolescence, qui a marqué toutes nos premières fois. C’était une période où la musique a commencé à prendre une grande place dans nos vies, avec les groupes qui ont forgé notre identité mais aussi nos plaisirs coupables. “