Aphex Twin “Richard D. James Album”
(1996)
EN QUELQUES MOTS
Alors que les nineties sont marquées par l’avènement de la techno et de la house, un petit gamin des Cornouailles va révolutionner la musique électronique… Aujourd’hui, on va vous parler de Richard David James, mieux connu sous le nom d’Aphex Twin !
Lorsque paraît en 1996 le tout simplement intitulé “Richard D James album”, Aphex Twin est au sommet de sa popularité. Son nouvel album brouille encore plus les pistes et mélange les genres, entre electronica, ambient et lDM pour “Intelligent Dance Music” un sous-genre dont Aphex Twin est devenu le chef de file. Dès les premières notes, l’auditeur est plongé dans un monde où les lois de la musique semblent réinventées, où le rythme devient imprévisible.
Du titre “4” à “Boy/Girls song” en passant par “To cure a weakling Child” Aphex Twin crée ainsi des pièces de musique de chambre, d’abord déroutantes, mais qui très vite fascinent, voire obsèdent. “Richard D. James Album” est un véritable manifeste, un disque indispensable qui a encore aujourd’hui une influence profonde sur de nombreux artistes électro comme Flying Lotus, Rone, Skrillex ou même James Blake.
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Retour en 1996
Voilà pour les 10 titres du “Richard D James album” ! Il y a carrément 15 titres pour les éditions américaines et japonaises, parce qu’elles comprennent en plus tout l’EP Girl/Boy en bonus ! C’est cadeau.
L’album est sorti le 28 janvier 1997 en disque CD, Cassette et Vinyle sur le label Warp. Et attention exclu : les premiers exemplaires de l’album ont été distribués avec un pochon en plastique contenant une vraie mèche de cheveux de Richard D James. C’est génial ou pas ? ça vaut 600 balles sur discogs si jamais vous voulez vous faire des implants !
Les 90s c’est vraiment l’avènement de la techno et de la house. Après le Summer of Love 88 en Angleterre, le mouvement a pris de l’ampleur pendant toute une décennie, jusqu’à son explosion commerciale de 1999 avec Fatboy Slim et le big beat. Et 1996 est une année charnière. C’est celle du déclin de la Britpop face au boom de l’électronique.
En 1996, la house et la drum and bass dominent les clubs et les charts, avec des albums fondateurs comme “The Fat of the Land” de Prodigy, “Endtroducing” de DJ Shadow ou le quatrième album de Underworld. C’est aussi cette année-là que sortent les premiers singles des Daft Punk qui entraînent dans leur sillage toute une nouvelle génération d’artistes comme Air, Cassius et Etienne de Crécy.
Au cinéma on va voir Independence Day avec Will Smith, Le Jaguar avec Patrick Bruel ou Evita avec Madonna — que des chanteurs vous avez captés ? — et le film qui moi m’a le plus marqué c’est Trainspotting avec cette bande originale complètement géniale. Vous vous en rappelez ?
La story d'Aphex Twin
Manu : On va revenir avec toi, Oli, sur le parcours pour le moins atypique de Richard David James, mieux connu sous le pseudo d’Aphex Twin. Un personnage qui, aujourd’hui encore, reste une énigme.
Olivia : Une énigme, c’est tout à fait ça, Manu !
Avant de dérouler un peu son histoire, je voudrais d’ores et déjà présenter mes excuses : il se peut qu’au cours de cette chronique, courte mais dense, je fasse référence à certains procédés techniques et donne quelques références technologiques. Et il se peut aussi que je n’y comprenne absolument rien du tout.
Le petit Richard naît donc le 18 août 1971 à Limerick, en Irlande. Mais il grandit en Cornouailles, à l’extrémité sud-ouest de l’Angleterre. Il raconte avoir vécu une enfance plutôt heureuse, à l’abri du monde.
Dès l’âge de 5 ans, il s’intéresse au piano mais d’une manière assez particulière : pianoter, très peu pour lui. Lui, ce qu’il intéresse, c’est l’étude de la mécanique des sons. Il pince les cordes, les tire, les tend, les tord et s’amuse à les déformer avec des objets pour en altérer le son. Il est également fasciné par les équipements audio. Il monte, démonte et remonte des enregistreurs cassettes.
A 11 ans, il gagne même un concours en programmant son micro-ordinateur sur un Sinclair ZX81, une machine qui pourtant ne contient aucun matériel audio :
« Quand j’avais 11 ans, j’ai gagné 50 livres dans un concours pour avoir développé un programme qui produisait du son sur un ZX81. Vous ne pouviez pas produire de son sur un ZX81, mais j’ai joué avec le code machine et trouvé des codes qui retransmettaient le signal de la télévision de manière à produire ce bruit très étrange lorsque vous montez le volume »
Olivia : je vous avais dit que cette chronique serait… surprenante !
Ses premières expérimentations musicales l’amènent à utiliser des équipements rudimentaires. Il bricole, transforme de vieux synthé en outils de création sonore innovants.
« J’ai acheté un synthé quand j’avais douze ans ; c’était de la merde, je l’ai démonté et j’ai commencé à jouer avec. Ça me plaisait vraiment de fabriquer des choses avec de l’électronique. J’ai appris à l’école jusqu’à ce que je sois assez compétent pour pouvoir construire mes propres circuits. J’ai commencé en modifiant des synthés analogiques et des trucs que j’achetais, et je suis devenu accro à la création de bruits. »
Une fois ado, Richard commence à fréquenter les clubs et les raves qui émergent alors dans tout le Royaume-Uni. Il mixe au Shire Horse Inn de St Ives, au Bowgie Inn de Crantock et sur les plages de Cornouailles. Il se fait remarquer parce qu’il construit ses sets uniquement à partir de pistes enregistrées sur des cassettes C90. En 1989, Richard se lie d’amitié avec le DJ Grant Wilson-Claridge. C’est lui le premier qui suggère de faire un disque. Au début, Richard n’était pas très chaud. Mais Grant lui repose la question alors qu’il est sous acide et cette fois, il dit oui !
Quelques mois plus tard, Richard sort donc « Analogue Bubblebath », son premier EP en collaboration avec le producteur Tom Middleton, sous le nom d’Aphex Twin, car ils se considèrent comme des jumeaux de la musique. Ce disque, distribué principalement dans les cercles des raves et des clubs underground, devient rapidement culte. L’EP figure sur la playlist de Kiss FM, une radio influente de Londres, ce qui va évidemment contribuer à sa popularité.
INSERT — Analog Bubblebath
https://www.youtube.com/watch?v=EBsIHIIdQFA — TC 1’00 environ
Dans ses premières années, Richard James sort de la musique sous une douzaine de pseudos comme : AFX, Blue Calx, Bradley Strider, Martin Tressider, Caustic Window, Polygon Window, Power-Pill, Prichard G. Jams, Q-Chastic, The Dice Man, Tahnaiya Russell, The Tuss…et mon préféré : Prichard G. Jams 🙂
Sa première idée était que chaque personnage pourrait être signé sur un label différent. D’une certaine manière, ce choix fait écho à la nature anonyme de l’Acid House britannique : pas de personnalités, pas de visages, juste des morceaux percutants.
Mais petit à petit, les labels et la presse spécialisées vont commencer à s’en mêler et il faudra alors choisir un seul nom.
Manu : Nous sommes en 1991 et celui que l’on identifie désormais comme Aphex Twin fonde avec son copain DJ Grant Wilson-Claridge, leur propre label : Rephlex Records.
Olivia : Oui et ce label va devenir un bastion pour la musique expérimentale et un foyer pour de nombreux artistes innovants de la scène électronique. Avec Rephlex, Richard se paie la liberté de publier ses créations les plus audacieuses sans compromis, affirmant son rôle de pionnier. Cette indépendance créative va lui permettre de développer son propre stylesans les contraintes commerciales imposées par les grandes maisons.
Le véritable tournant dans sa carrière arrive en 1992 avec la sortie de la compilation « Selected Ambient Works 85-92 », un deuxième album tout de suite salué par la critique, à l’instar du Melody Maker :
« Depuis Kraftwerk, aucun artiste n’a compris la texture de cette manière, rendu la musique électronique si organique et résonnante, si pleine de vie !”
INSERT — Xtal https://www.youtube.com/watch?v=sWcLccMuCA8
Cet album va aussi marquer une évolution dans la manière dont la musique électro est perçue par le grand public. Il montre alors que la musique électronique peut être dense, émotionnelle et qu’elle sait raconter des histoires. Il prouve que la techno peut être plus que de la musique dance pour les drogués.
Après ce succès, Richard James continue d’explorer et de repousser les limites de son expérimentation. Il sort Digeridoo qui atteint la 55e position du classement des singles en Angleterre. Digeridoo est décrit par le magazine Rolling Stone comme le morceau qui vient préfigurer la drum and bass.
Aphex Twin explique qu’au début, il a surtout composé le morceau pour… disperser la foule après une rave :
« L’un des clubs où nous jouions devait fermer à 2 heures du matin, mais l’atmosphère était tellement folle que personne ne voulait partir. Alors j’ai décidé de créer une musique tellement folle que ça leur ferait exploser l’esprit et qu’ils seraient prêts à partir. «
INSERT — Didgeriddo Aphex Twin – Didgeridoo
Manu : C’était Aphex Twin avec “Digeridoo” dans Radio K7. Nous sommes en 1993 et tout s’accélère pour Richard qui signe avec Warp Records, un tout jeune label britannique connu pour sa volonté de promouvoir la musique électronique pas comme les autres avec des artistes comme LFO, Autechre ou Boards of Canada dans les 90s.
Chez Warp, Richard publie plusieurs albums sous divers pseudonymes, notamment « …I Care Because You Do » en 1995. Pour le magazine Rolling Stone, cet album est « [de] la musique classique pour une génération qui a grandi avec des samplers », rapprochant Richard d’artistes tels John Cage ou Philip Glass.
La pépite de « …I Care Because You Do » c’est ce titre qui colle fort au cerveau, “Alberto Balsalm” qui tire son nom d’une marque de shampooing, dans laquelle on attend en boucle le son des ciseaux d’Aphex Twin en train de se couper les cheveux !
Ecoutez plutôt :
INSERT — Alberto Balsam Alberto Balsalm
Manu : Aphex Twin est donc en 95 au sommet de sa popularité. Et il sort le 4 novembre un quatrième album génial, un disque tout simplement intitulé « Richard D. James Album »
Olivia : Richard David James au grand jour cette fois, puisque le titre de l’album n’est autre que son véritable nom. Et ce n’est sûrement pas un hasard pour cet album qu’il considère comme l’un des plus personnels de sa carrière. 10 titres de tout ce qu’il a pu expérimenter durant ses 11 dernières années de musique. On s’écoute tout de suite “Four” qui ouvre l’album:
INSERT — Four
https://www.youtube.com/watch?v=ulj5UJ5GHvE
L’album est aussitôt salué par la critique. il se classera ensuite 40e dans la liste des « 100 meilleurs albums des années 1990 » par Pitchfork en 2003, qui estime que l’album « était [je cite] l’une des combinaisons les plus agressives de formes électroniques disparates lors de sa sortie », avec son « contraste presque brutal entre les éléments qui le composent, créant un marqueur qui le rend actuel depuis 1996 ». Le Richard D. James Album figure également à la 55e place du classement des 100 meilleurs albums de tous les temps selon le New Musical Express (NME).
Les innovations apportées par Aphex Twin, tant sur le plan technique que créatif, ont pavé la voie à une multitude d’artistes contemporains. Son approche de la musique, caractérisée par une fusion de précision technique et d’émotion brute, a redéfini ce que la musique électronique peut accomplir.
Pour de nombreux artistes, Aphex Twin reste une source d’inspiration inépuisable, un exemple de comment repousser les frontières de la créativité musicale :
- Björk a collaboré avec Richard James et a également été influencée par ses méthodes de production innovantes.
- Madonna a essayé de faire un disque avec lui, mais il n’a jamais voulu.
- Il a été samplé par Kanye West;
- Sofia Coppola a utilisé sa musique dans son film « Marie-Antoinette »
- et la marque Pirelli a payé très cher pour l’un de ses titres dans une pub.
- Il est aussi régulièrement cité comme influence par Skrillex, Tame Impala, les Red hot chili Peppers ou Linkin Park.
- Mais l’artiste qui a le plus souvent exprimé son admiration pour Aphex Twin, c’est Thom Yorke de Radiohead. Cette influence est particulièrement visible sur le titre “Idioteque”. Extrait
INSERT — Idioteque
https://www.youtube.com/watch?v=svwJTnZOaco
Mais peut-être que tout ce que je viens de vous raconter n’est en fait qu’une immense blague et le plus grand prank de ces dernières années. Il y a peu d’artistes autour desquels gravitent autant de légendes urbaines étranges qu’Aphex Twin. Il a lui-même nourri sa mythologie personnelle et brouillé les pistes. Voici quelques rumeurs, vraies ou fausses, qui continuent aujourd’hui encore de circuler à son sujet :
- La signification de « Twin » dans son nom : Le nom Aphex Twin serait un hommage à son frère aîné, également nommé Richard, qui serait mort à sa naissance.
- Il prétend que 80% des morceaux de « Selected Ambient Works Volume II » ont été composés en rêve lucide : il aurait imaginé les morceaux en rêve et les aurait retranscrit à son réveil.
- Lors de concerts, Richard aurait utilisé toutes sortes de matériel étranges, notamment du papier de verre et des mixeurs,
- Il aurait acheté un tank… En réalité, il possède un véhicule blindé Daimler Ferret Mark 3, souvent confondu avec un tank.
- .. Il se dit aussi qu’il aurait vécu dans une banque : ici, c’est partiellement vrai. Il a en effet acheté une ancienne banque à Elephant & Castle (un quartier de Londres), qu’il a notamment utilisée pour ses propriétés insonorisantes.
Manu : Oui pas mal d’histoires inventées par Richard lui-même, ou déformées par les journalistes spécialisés en quête de scoop. Difficile de s’y retrouver. En tout cas on sent que le mec est joueur, il s’amuse un peu de tout ce cirque. Et puis ce côté excentrique, on peut dire que ça va bien avec sa musique, non ?
Le making-of de "Richard D. James Album"
MANU : C’est le moment de plonger dans les coulisses de cet album avec toi Grégoire, dans les méandres du cerveau malade d’Aphex Twin, mais on ne va pas se le cacher, c’est pas un exercice facile !
Et oui Manu, tu m’as un peu envoyé en mission suicide avec cette chronique car notre ami Richard D. James cultive le secret comme personne et hormis quelques bouts d’informations ici et là, c’est très compliqué de reconstituer ce qui s’est passé en studio, d’autant qu’Aphex Twin, on l’a vu avec Olivia, adore brouiller les pistes voire à raconter n’importe quoi.
Pour essayer de démêler tout ça, je vous propose de partir des faits. On est au milieu des années 90, Richard D. James est encore solidement ancré dans sa région natale des Cornouailles, ce n’est que deux ou trois ans plus tard qu’il fera l’acquisition à Londres d’un bâtiment qui lui servira de maison et de studio, studio connu sous le nom de « The Bank » car il s’agissait en fait d’une ancienne succursale de la banque HSBC.
Donc c’est très probablement entre les DJ sets qu’il faisait à travers le monde qu’Aphex Twin a façonné cet album sur un simple macintosh, à l’époque c’est encore très nouveau très avant gardiste de bosser sur ordinateur je crois. ça va lui permettre de créer avec précision tous ses rythmes. un album qui s’inscrit dans la continuité du précédent, I Care Because You Do qui commence à développer cet univers de musique de chambre électronique ou comme le disait justement le New York Times : “la musique classique du prochain millénaire”.
INSERT — Waixen Pith
MANU : Oui, il y avait déjà du violon dans son précédent album et on retrouve cet instrument sur plusieurs tracks de Richard D. James, et on parle ici d’un véritable violon et pas de sons de synthétiseurs
Oui c’est bien de le rappeler parce que cela permet de parler de la manière dont Aphex Twin travaille. Il n’y a quasiment aucun samples d’autres artistes dans son travail, il semble qu’une batterie de James Brown, bien martyrisé par Richard a servi sur cet opus, on peut également citer l’Amen Break, un échantillon de batterie originellement joué par G.C. Coleman du groupe The Winstons à la fin des années et devenue l’une des boucles les plus samplés de l’histoire du hip hip et de la musique électronique.
INSERT — AMEN BREAK
et c’est tout. Le reste, c’est Aphex Twin qui le compose avec des sons qu’il a lui-même enregistré, notamment sa voix sur le flippant « weakening child »
INSERT — Weakening child
Pour revenir au violon, c’est en effet un véritable instrument dont il a fait l’acquisition lors d’un car boot, évènement très populaire Outre-manche ; ce sont en fait des vide-greniers où on étale devant sa voiture toutes ses babioles.
Donc il achète un violon mais sans savoir en jouer. Il explique dans une interview que, malgré tout, il sait comment sortir des sons qui l’intéressent, il les sample et miracle avec son synthétiseur, le voilà violoniste, ça a l’air simple comme ça mais ça l’est pas du tout. Petite illustration avec “Boy / Girl song”, le single de l’album et l’un des titres les plus populaires de la carrière d’Aphex Twin
INSERT — Boy/Girl song
MANU : Il faut rappeler qu’enregistrer des sons, c’est quelque chose d’assez naturel pour lui, puise que le fait depuis qu’il a l’âge de 12/13 ans comme le disait Olivia tout à l’heure…
Oui à cet âge le petit Richard se passionne autant voire plus pour le bruit de l’aspirateur et de la machine à laver que pour celui des guitares électriques. Sa passion pour le son va l’amener à modifier lui-même ses machines pour en tirer le meilleur. Dès l’achat de son premier synthétiseur, le son ne lui plaît pas du tout, il va donc directement trifouiller dans les entrailles de la bête pour créer quelque chose de nouveau ou en tout cas aller chercher des qualités électro acoustiques insoupçonnées.
Chez sa mère, il va aussi trifouiller le piano familial pour faire du piano modifié à la John Cage. En cours de techno, il fabrique lui-même un sampler, bref il s’y connait en matos et il accumule au début des années 90 une armada de machines modifiées qui passent ensuite par des circuits d’effet de delay et de reverb et j’en passe, le garçon développe aussi ses propres logiciels de programmation, des secrets industriels jalousement gardés qui vont alimenter le culte entourant le musicien chez les audiophiles du monde entier.
(intervention Manu : sa liste de matos dévoilée en 2014 pour son retour avec Syro, campagne promo de Warp, sauf que cela nous apprend pas grand-chose sur sa manière de travailler)
En tout cas, cette manière assez organique de travailler en samplant des sons maisons, cela donne évidemment une patte unique à la musique d’Aphex Twin, presque irréelle : mélange d’acid, d’ambient et d’avant-garde, on frôle même la musique folklorique et mystique avec Logan Rock Witch, le dernier morceau de l’album avec ces drôles de sons de guimbarde et de pépiements d’oiseau
INSERT — Logan Rock Witch
Manu : Un petit mot Greg sur les influences d’Aphex Twin pour cet album ?
On peut citer le pape de la musique concrète Stockhausen, Philip Glass avec lequel il a collaboré ou encore des musiciens de la scène électronique des Cornouailles, ces outsiders à l’esprit punk qui donneront une nouvelle impulsion au genre au début des années 90 comme Luke Vibert alias Plug ou encore Squarepusher dont on écoute ici Tundra sur l’album feed me weird things sorti en 1996, la même année que Richard D.James…
INSERT — Squarepusher “TUNDRA” (faire commencer à 1’)
Manu : Qu’est-ce que l’on sait de sa manière de travailler, est-ce qu’il y a une méthode Aphex Twin ?
Oui là encore, on a quelques bribes d’info mais pas grand-chose. Lui affirme être doté de synesthésie, capable de voir des sons ou d’entendre des couleurs dans son sommeil pour ensuite les retranscrire au cours de session de travail dense mais relativement courte, pas plus de deux ou trois jours sur un morceau. On sait aussi qu’il avait énormément de matériel sonore à disposition et que le calvaire pour lui c’était de faire des choix. On notera ici que l’album est très concis, environ 30 minutes et se perd peu dans les digressions, ce qui explique sans doute le succès de cet album qui est également l’un des plus écoutables de sa discographie.
Enfin, l’usage de drogue aurait été assez courant, sans être non plus une figure imposée. Pour le reste, on en sait pas beaucoup plus sur la manière dont il a créé cette musique très schizophrénique qui oscille entre douceur et violence, avant-garde et naïveté, sérénité et rythmes torturés : acid, jungle, ambient…
Beaucoup de mots qui veulent un peu tout et rien dire quand on parle d’Aphex Twin, des mots avec lesquels Richard D James s’est toujours senti mal à l’aise comme il l’explique dans cette rare interview filmée, on est en 1995 à la télévision allemande
INSERT — INTERVIEW
“La plupart du temps je préfère travailler seul car j’aime faire de la musique mais pas vraiment en parler, c’est pourquoi les interviews sont à ce point difficile pour moi, d’autant plus quand on parle de musique électronique, c’est sa nature même que d’être indicible, contrairement au rock et à toutes les musiques avec des paroles où on peut chercher des significations, la musique électronique c’est plus abstrait. Tous mes amis écoutent de la musique électronique mais on en parle jamais, on se contente de l’écouter”.
CCL Voilà Richard D.James pas vraiment doué avec les mots mais imbattable pour inventer cette nouvelle grammaire sonore dans ces années 90 qui va énormément influencer des musiciens de tous horizons à commencer par Radiohead dont le leader Thom Yorke est un fan absolu d’Aphex Twin, mais trève de bavardage, suivons les conseils de Richard D.James en finissant par FINGER BIB
INSERT — FINGER BIB
Manu : Merci Greg pour cette analyse du style Aphex Twin si je puis dire et de cet album qui a véritablement marqué la musique électronique.
Les spécialistes s’accordent à dire que le mouvement dont il fait partie et qu’on a appelé pompeusement “Intelligent Dance Music,” ou IDM, aurait carrément redessiné les contours de la dance music. On pourrait comparer ça à la manière dont le romantisme allemand a révolutionné la musique classique au 19e siècle. Explication :
En gros, avec le romantisme allemand, on s’éloigne de la forme, de l’harmonie. On préfère mettre l’accent sur les émotions plus que sur la raison, du coup on aime bien faire des symphonies fantastiques, on aime bien intégrer des sonorités atypiques et des rythmes irréguliers.
L’IDM c’est un peu pareil, c’est une musique permet de développer des idées, des concepts, c’est de la techno pour les premiers de classe. Et on peut dire que Aphex Twin c’est un peu le Beethoven de la techno si vous voulez 🙂
L'univers visuel d'Aphex Twin
Manu : Ça va être intéressant justement de voir comment se décline cette musique nouvelle au format visuel, quels sont les concepts graphiques à l’œuvre chez Aphex Twin. C’est un mec intelligent c’est clair, mais aussi le mec qui a le plus de second degré de toute l’industrie musicale !
Fanny : C’est un drôle d’oiseau en effet le Aphex ! Avec l’album « …I Care Because You Do”, il commence une série de pochettes qu’on pourrait qualifier de cringe : c’est-à-dire à la fois drôles et complètement malaisantes. Pour «…I Care», il avait peint un autoportrait chelou sur lequel il apparaît hilare, en train de sourire de toutes ses dents. Eh bien, sur la pochette du « Richard D. James Album », on découvre en fait une déclinaison photo de ce même concept.
Accompagné de son acolyte Johnny Clayton pour le design graphique, Aphex va photoshoper un portrait de lui cadré en gros plan, visage légèrement penché vers le bas avec le front coupé. Il nous regarde droit dans les yeux, la gueule légèrement déformée, avec toujours ce putain de sourire sardonique. On dirait le petit frère sous amphètes du Joker, dans Batman, ou bien juste un gros psycho enfermé à l’asile pour je-ne-sais quel motif de type « j’ai dégusté son foie avec des fèves au beurre et un excellent chianti. »
Manu : Pas franchement rassurant le bonhomme…
En tous cas à l’époque, c’est un des rares artistes dans la musique électronique à montrer son visage. Dans la techno, il y a un vrai culte de l’anonymat, l’exemple le plus célèbre étant les Daft Punk cachés derrière leur masque… C’est justement pour prendre le contre-pied qu’Aphex Twin décide de se montrer, comme il l’explique en interview :
« La règle tacite dans la techno est qu’on ne montre pas son visage sur la pochette. Il faut que ce soit un circuit imprimé ou quelque chose du genre. C’est pour cette raison que j’ai mis ma tête sur la pochette à l’origine. Mais après je me suis laissé emporter. »
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il se laisse emporter avec Photoshop en effet ! Parce que ok, il montre sa tête, mais avec tous les filtres et déformations ajoutés sur ordi, on ne le reconnait pas vraiment. // Dans le reste de l’artwork qu’il a créé pour son ‘Richard D. James album’, on trouve 2 collages numériques. Sur l’un il a isolé son nez et l’a répliqué des dizaines de fois jusqu’à remplir toute l’image. Phobiques des points noirs s’abstenir… Et sur l’autre au dos de la pochette, j’ai l’impression qu’il a isolé la bande de peau sur son front, juste au-dessus des sourcils. Pareil, répliquée à l’infini. De loin on dirait une pyramide de knaki couleur chair avec quelques poils qui dépassent à droite à gauche. C’est un peu dégueu. // Au centre de l’image, on a une forme noire avec le nom de l’album, la liste des morceaux et les crédits inscrits dessus à la main par Aphex.
Manu : C’est marrant ce que tu dis sur le fait de montrer son visage. En 1999, sur la pochette du single Windowlicker, il y va encore plus fort en posant sa tête sur le corps d’une meuf en maillot de bain !
Oui, alors il faut se figurer une bimbo, qui pose en plein soleil devant un grand ciel bleu, avec un haut de bikini blanc, le buste penché vers l’appareil photo, boobs en avant. Et croyez-moi, elle a une sacré paire de boobs la demoiselle ! Encore une fois, le montage est ultra dérangeant et s’inscrit dans la lignée des autoportraits cringe dont je vous parle depuis le début.
Manu : Et comme un fil rouge, on va retrouver la tête d’Aphex Twin aussi dans ses 2 clips les plus célèbres, Windowlicker et Come to Daddy.
Oui, et aujourd’hui on a la chance d’avoir une invitée très spéciale pour introduire le clip de Come to Daddy, allez magnéto :
INSERT — BJORK ITW
« Bonjour, je m’appelle Björk et ceci est ma première émission télé. Je suis vierge dans ce domaine, donc je suis très enthousiaste. Je vais vous présenter quelques-unes de mes chansons préférées, ou du moins celles dont cette chaîne de télé a les vidéos. La première, c’est la chanson qui m’emballe le plus cette semaine, par un homme prénommé Richard mais qui se fait appeler Aphex // Twin ; et voici sa nouvelle vidéo, nommée Come to Daddy. Je pense que c’est un chef d’œuvre et c’est ultra drôle, j’adore son énergie. Dans la musique d’aujourd’hui, pour moi, c’est définitivement un pionnier. Aphex Twin, c’est le roi. »
INSERT — COME TO DADDY (30 sec)
Etonnant que Björk trouve cette vidéo hilarante, puisqu’il s’agit d’un mini film d’horreur, réalisé par l’anglais Chris Cunningham. J’ai déjà parlé de lui dans l’épisode de Radio K7 sur… Björk, justement !
Cunningham est casté par le label Warp sur la base du pitch qu’il fait pour la vidéo. En deux mots : une bande de nains habillés en enfants courent dans la ville affublés de masques à l’effigie d’Aphex Twin, pour terroriser une vieille dame. Evidemment, je simplifie car l’histoire convoque aussi un esprit malin emprisonné dans une télé et un bulldog qui vrille et devient ultra agressif.
Ce clip, c’est 5 minutes de cauchemar éveillé. Le tournage a eu lieu dans les rues désertes de Thamesmead, un quartier résidentiel dans la banlieue de Londres où Stanley Kubrick a tourné quelques scènes du film Orange Mécanique.
Et à la demande d’Aphex Twin, il n’y a pas du tout d’effets spéciaux. Tout ce qu’on voit à l’image a été fait de manière traditionnelle, si je puis dire. Les masques d’Aphex Twin sont réalisés en latex et silicone, ce qui est un peu la spécialité de Chris Cunningham, qui avait créé des têtes en silicone pour le film Alien de Ridley Scott.
Manu : A sa sortie en 1997, le clip de Come to Daddy va traumatiser l’Europe entière grâce à une diffusion massive sur MTV pendant la nuit.
Oui, et comme Chris Cunningham n’avait pas MTV sur sa télé, il se faisait envoyer des VHS avec des enregistrements d’émissions. Sur une cassette, il tombe sur l’émission Party Zone, et découvre que le clip de Come to Daddy est diffusé aux côtés de clips de rap, avec des gangsters, des voitures de luxe, des filles en bikini et des chaînes en or. Ça fait ‘TILT’ dans son cerveau et il se dit que ça serait génial de réaliser la prochaine vidéo d’Aphex avec tous les clichés possibles du hip hop.
Manu : Et Windowlicker étant sans doute le single le plus solaire et joyeux d’Aphex Twin, tourner à Los Angeles semblait tout trouvé…On s’en écoute un extrait.
INSERT — WINDOWLICKER
Cunningham et Aphex Twin poussent le délire encore plus loin, et utilisent à nouveau des masques représentant la tête d’Aphex Twin, comme Cunningham va l’expliquer en interview :
« Au début, j’hésitais un peu à reprendre l’idée d’échange de têtes. Mais le ton semblait tellement différent de celui de Come to Daddy, j’ai pensé que cela valait le coup de faire une suite, à L.A. À ce stade, je cherchais consciemment à faire des vidéos complètement différentes les unes des autres. Il me restait trois options : mettre sa tête sur le corps d’une femme et changer son sexe, mettre sa tête sur le corps d’un animal ou sur le corps d’une personne âgée. Le morceau sonnait tellement sexuel et féminin que je me suis dit que j’allais opter pour l’angle sexuel. Je voulais vraiment que ce clip ressemble à un dessin animé. Je ne voulais pas que les dialogues soient trop réalistes. Je voulais juste que ce soit vraiment exagéré. »
Je vous résume l’histoire du clip en mode fast & furious, puisque la version Director’s Cut dure 10 minutes, et la version courte pour la télé 5/6 minutes : on commence donc avec 2 gangsters ultra clichés et vulgaires à bord d’une décapotable, qui s’arrêtent pour pécho deux jeunes femmes qui attendent sur le trottoir. Ils sont en train de les chiner et de les embrouiller lorsqu’une limousine de genre 20 mètres de long déboule avec à son bord l’homme de la situation : Aphex Twin, qui interrompt cette scène grossière pour montrer ses talents de danseur.
Les femmes sont envoûtées, leur visage prend soudain l’apparence de celui d‘Aphex, et elles montent à bord de sa limousine, où se trouvent déjà 4 autres bimbos. Pendant qu’ils roulent jusqu’à la plage, suivis par les 2 zozos du début qui les invectivent, à bord c’est l’orgie. Une fois arrivés à Santa Monica, Aphex et les 6 filles se lancent dans une mega chorégraphie, sous l’œil moitié ébahi, moitié dégouté des 2 gangsters.
Il faut dire que les 6 filles en bikini ont toute la tête d’Aphex Twin, difforme avec son rictus de l’enfer et que nos 2 mâles cis-hétéro ne savent plus très bien s’ils doivent être excités ou pas, par cette débauche sexy-trans… Nom de Zeus, Marty, on dirait bien que Chris Cunningham nous a fait un clip woke avant l’heure !
Dernière anecdote avant de rendre l’antenne : si Aphex Twin joue son propre rôle dans le clip, ce n’est pas lui, mais un danseur professionnel qui exécute les pas de danse, qui ont été imaginés par Vincent Paterson, LE chorégraphe des clips de Thriller et Black & White de Michael Jackson. On comprend mieux certains moves qui sont en effet très connotés Jackson, moi je trouve que cette ref rend l’ensemble encore plus dingo !
Bon, j’ai débordé un peu du cadre du Richard D. James Album, mais ça me semblait important pour comprendre la construction sur le long terme de cette image délirante autour du portrait d’Aphex Twin. Il dit lui-même qu’il voulait démonter ce monde fantasmatique dans lequel vivent les célébrités, où on doit se montrer beau et glamour en toutes circonstances. Lui a choisi de s’enlaidir, de se montrer difforme, et c’est un choix artistique qui a vraiment marqué les esprits ! Well done !
Manu : Et d’ailleurs en concert c’est hilarant, il pousse le truc encore plus loin. Je me souviens quand je suis allé le voir au Pitchfork Music Festival à Paris en 2011, il y a un gars qui remixait des pochettes célèbres sur le principe de Windowlicker en remplaçant chaque visage par le sien c’était génial ! Tout le monde y passait, il y avait même la pochette de Dorothée. Et même le visage des gens dans le public qui était filmé en direct. Et le concert était maboule, c’est un gros souvenir.
À PROPOS DE RADIO K7 PODCAST
Chaque mois dans Radio K7 on discute d’un album avec mes copains autour d’une table, parfois avec des invités comme Pénélope Bagieu ou Nicolas Berno. Il y a des chroniques et des débats, on s’interroge sur l’histoire du disque : comment il a été produit, ce qui a fait son succès, et puis finalement ce qu’on a envie d’en retenir 20 ou 30 ans plus tard.
Le 5 janvier 2020, Radio K7 est devenu le premier podcast indépendant sur la musique en France au classement Apple Podcast !
« On veut redécouvrir les 90s, apprendre des trucs et se marrer. »
Manu, Fanny, Olivia et Grégoire
“ Le but de ce podcast c’est de redécouvrir la bande-son des nineties. Parce que c’était celle de notre adolescence, qui a marqué toutes nos premières fois. C’était une période où la musique a commencé à prendre une grande place dans nos vies, avec les groupes qui ont forgé notre identité mais aussi nos plaisirs coupables. “