Khaled, Faudel, Rachid Taha “1, 2, 3 Soleils”
(1998)
EN QUELQUES MOTS
Dans cet épisode on va vous parler de Khaled, Rachid Taha et Faudel, les héros du super groupe « 1, 2, 3 Soleils ». En septembre 1998, alors que la France est encore plongée dans l’euphorie de sa victoire de la Coupe du monde de Football, trois maîtres de la musique raï préparent un concert unique. Khaled, Rachid Taha et Faudel se retrouvent le 26 septembre dans un Bercy plein à craquer pour « 1, 2, 3 Soleils », accompagnés par un orchestre d’une soixantaine de musiciens, mêlant instruments traditionnels et modernes.
Le concert met à l’honneur des classiques de la chanson algérienne et les chansons les plus célèbres des trois artistes, dans des orchestrations revisitées en solo, en duo ou en trio ; d’Aicha interprétée par Faudel et Khaled à Ya Rayah, dont la version live réunissant les trois chanteurs restera mythique. Avec « 1, 2, 3 Soleils », le raï entre à Bercy par la grande porte.
L’événement confirme le succès commercial d’une musique longtemps confinée aux banlieues et à l’immigration maghrébine. Après la baguette française et la sauce harissa, le style musical populaire algérien a, lui aussi, été inscrit en 2022 au Patrimoine immatériel de l’Humanité de l’Unesco. Un bel hommage pour une musique apparue dans les années 1930 en Algérie, dont on va vous raconter l’histoire aujourd’hui.
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Retour en 1998
Voilà pour les 13 titres de l’album “1, 2, 3, Soleils”. Le 13ème morceau ne fait pas partie du live, c’est de la triche, c’est une reprise studio de “Comme d’habitude”. Il y a aussi une version double album, avec l’intégralité du concert soit 20 titres en tout. C’est celle que j’écoute depuis un mois. “1, 2, 3, Soleils” sort en CD et K7 chez Barclay, un label de Polygram, Polygram qui deviendra ensuite Universal Music.
Il ne faut pas non plus oublier le DVD, captation du du concert “1, 2, 3, Soleils” qui lui ne comporte que 16 titres. Allez savoir pourquoi !
Les années 90s c’est vraiment l’âge d’or du raï. Grâce au succès de Khaled avec Aïcha en 1996, d’autres hits en langue arabe déboulent sur les radios : “Tellement je t’aime” et “Dis moi” de Faudel, “Ya Rayah” de Rachid Taha, Cheb Mami et K-Mel avec “Parisien du Nord”… bref, tout le monde s’y met ! Mylène Farmer invite même Khaled sur sa tournée à reprendre “La Poupée qui fait non” de Polnareff…
Alors du coup les bacs de la FNAC se réorganisent, ça bouge au rayon Musique du monde. En 1998, les musique “Orient/arabe” représentent à elles-seules 17 % des ventes, elles ont carrément doublé en 1 an. Et ça ne va pas s’arrêter grâce aux couronnements de Faudel, Zebda et le 113 aux Victoires de la musique quelques mois plus tard.
Au cinéma cette année-là, on va voir Mary à tout prix, Le Truman Show ou Kirikou. Mais le film qui cartonne le plus et que je suis allé voir 3 fois au cinéma c’est le tout premier Taxi, le buddy-movie produit par Luc Besson avec Samy Nacéri, Frédéric Diefenthal, et Marion Cotillard souvenez-vous ! Énorme succès au box-office : Marseille devient la ville la plus cool du France.
Ah et puis, la France remporte la coupe du monde de Foot. Mais ça vous le savez déjà et on reparlera plus tard.
La story d'1, 2, 3 Soleils
Manu : Aujourd’hui on vous parle d’un album un peu particulier. D’abord, parce qu’il s’agit d’un album live, on l’a dit et on y reviendra plus longuement avec Greg. Mais aussi et surtout parce que ce disque va marquer durablement la scène musicale française et algérienne de la fin des années 90.
En effet, 1,2,3 Soleils va devenir l’un des symboles de cette France “black-blanc-beur” dont le climax fut évidemment la Coupe du monde de foot 1998, avec un Zinedine Zidane géant projeté sur l’arc de triomphe. Le disque sera un énorme carton : plus de 2,5 millions d’exemplaires vendus dans le monde ; il sera certifié deux fois disque d’or et remportera le World Music Awards 2000.
Ce soir du 26 septembre 1998, le Palais omnisports de Paris-Bercy est plein à craquer. 16 000 billets vendus ! Rendez-vous compte !
1,2,3 Soleils, c’est donc Faudel, Khaled et Rachid Taha. Rachid Taha, qui expliquera que pour lui ce concert est un véritable message de partage et de communion.
« À travers ce spectacle il y a trois individus qui apportent quelque chose de différent et une pierre à l’édifice ».
Mais pourquoi ce concert puis cet album vont être si importants pour la musique raï ?
Et puis d’abord, c’est quoi le raï ? Reprenons depuis le début !
INSERT — Bobigny ‘88
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i19316762/cheb-khaled-en-concert-a-la-villette
Nous sommes en janvier 1986. La maison de la culture de Bobigny, en Seine Saint Denis, est prise d’assaut pendant trois jours par une foule en transe qui vient danser et chanter sur la musique de Cheb Khaled, Cheb Mami, Raïna Raï, Chaba Fadela… Les éditeurs-producteurs-vendeurs-de-cassettes oranais avaient affublé du préfixe Cheb ou Chaba (qui veut dire jeune, au masculin et au féminin) les prénoms de presque toutes leurs stars ; des stars qui ont tous moins de 30 ans.
Le public est venu de toute la France, de Belgique, même des Pays-Bas. Il s’est déplacé en famille. Le son est approximatif, aucune mise en scène particulière, tout est un peu artisanal. Mais c’est la folie totale dans la salle. Une énorme fête joyeuse et généreuse.
Manu : Ces trois jours vont vraiment créer l’événement. C’est une reconnaissance énorme pour la musique raï qui fait enfin parler d’elle au-delà de l’Algérie.
L’émergence du raï en France a été permise par plusieurs facteurs : c’est d’abord la presse française qui commence à s’intéresser au genre. Notamment, le journal Libération qui lance à ce moment-là une rubrique, appelée « Souk », entièrement consacrée aux musiques arabes.
Libé avait bien senti l’intérêt grandissant du public ; et pas seulement le public arabe. L’industrie du disque commence à investir dans ce que l’on va appeler la World music. Les maisons de disque ont été agréablement surprises par les succès des musiques venues d’Afrique avec les albums, entre autres, de Mory Kanté et Johnny Clegg.
Il faut aussi évoquer le besoin de reconnaissance de la communauté maghrébine de France, surtout les plus jeunes qui souffrent d’un manque flagrant de représentation.
Alors, pour beaucoup issus de la 2 ou 3e génération de l’immigration, le raï, c’est une manière d’affirmer son identité de manière positive et festive. Cette population est de plus en plus confrontée à la tension des rapports sociaux, au racisme, à la ségrégation. Le raï leur permet de renouer avec la culture de leurs parents, d’affirmer leurs racines arabes et de partager la joie et la fête.
C’est vraiment cette deuxième génération, qui fait le choix d’une culture hybride où le rap, le rock, le reggae cohabitent, qui va offrir au raï une place de choix en France.
Manu : Ce succès qui va dépasser le public habituel du raï vient aussi considérablement modifier les méthodes de production des albums
Musique de fête et de résistance, autrefois censurée en Algérie, le raï va permettre de construire un pont entre le Maghreb et la France. Le triomphe du raï, c’est le soft power de l’Algérie. Et le gouvernement algérien va très vite saisir l’opportunité : il co-finance «Kutche», l’album de Khaled et de Safy Boutella, qui sort en 1988.
J’ai dégoté pour vous cette archive de Lunettes Noires pour Nuits Blanches, l’émission de Thierry Ardisson. Il invite un soir de novembre 88 les deux artistes au Palace, la boîte la plus branchée de Paris. On s’en écoute tout de suite un extrait :
INSERT — Khaled – La Camel Ardisson
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i07271841/cheb-khaled-et-boutella-safi-la-canel
Manu : C’est génial on le reconnaît direct Ardisson. Dans son commentaire, les 500 algériens dont il parle ce sont les manifestants pacifiste sur lesquels l’armée à ouvert le feu pendant les « Événements d’octobre 1988 ». Ils sont 159 morts selon le bilan officiel, et plus de 500 selon les militants des droits de l’Homme. Mais revenons sur cet album, Kutché.
Kutché a nécessité plus de 6 mois de travail. Il est enregistré entre Paris, Londres et Alger. Tout ça, c’est complètement nouveau pour les artistes. C’est un coup de tonnerre esthétique. Soudain, on donne du temps et des moyens aux musiciens, ce qui bouleverse la chaîne de production habituelle.
Il faut se dire que jusqu’alors, le raï, c’est beaucoup de bidouille : il faut produire beaucoup, vite et pas cher pour alimenter le marché clandestin des cassettes vendues par milliers à Barbès, Marseille ou Vénissieux. Un nouveau Cheb naît tous les mois et disparaît à la deuxième cassette.
Il faut donc aller vite, à peine quelques heures en studio, des voix portées par des boîtes à rythme, souvent sur des reprises pour ne pas s’embarrasser d’une direction artistique. Le chanteur est payé en cash, sans contrat. Parfois, il peut être réglé en nature aussi, des voitures, de l’électroménager… et pour les moins connus, un simple bon d’achat chez Tati.
Les cassettes sont vendues entre 20 et 30 francs, directement dans la rue ou dans les petites épiceries, rangées à côté des ventilateurs, parfums et couches pour bébé.
Le raï, c’est l’air du pays, c’est des nouvelles de là-bas. C’est l’émigré solitaire qui a laissé sa famille en Algérie et qui vient chercher un peu de réconfort dans la voix de miel des chebs ; cette voix qui transperce le cœur et fait couler les larmes.
Manu : Et le roi absolu, c’est Cheb Hasni !
Oui, c’est l’un des musiciens du raï les plus prolifiques. On le surnomme même « le Boulanger » : une cassette par jour ! Hélas, Cheb Hasni pourrait presque faire partie du tragique club des 27 : le 29 septembre 1994, dans un contexte de guerre civile, Hasni est assassiné dans son quartier d’Oran à l’âge de 26 ans. L’Organisation terroriste Groupe islamique armé revendique l’assassinat, la nouvelle embrase tout le pays et une foule immense se regroupe dans son quartier.
Sa mémoire reste aujourd’hui encore très vivace chez la jeunesse algérienne, des deux rives de la Méditerranée. Il laisse derrière lui l’image d’un homme martyr et l’idole de toute une génération
Allez on va s’écouter un petit extrait de “Gaa Nsa”, j’aime beaucoup ce morceau :
INSERT — Cheb Hasni “Gaa Nsa”
Manu : Donc le raï des années 70-80, c’est essentiellement des cassettes distribuées par les marchands de Barbès, c’est des synthés et des boîtes à rythmes, c’est des productions au kilomètres et du cash sur la table plutôt que des royalties.
Olivia : C’est ça ! Mais dès la fin des années 80, le show-business commence à s’y intéresser sérieusement. Les grosses maisons signent la quasi-totalité des chebs en exclusivité et ne laissent que des miettes aux producteurs traditionnels. Processus qui sera amplifié par le fait que la jeune clientèle d’origine maghrébine va désormais préférer se fournir à la Fnac ou chez Virgin plutôt que chez le petit épicier de la Goutte d’or ! Ce redéploiement du raï pour s’adapter à un nouveau contexte et une nouvelle génération va faire émerger des super stars.
Manu : Et forcément, on pense tout de suite à Khaled.
Et oui ! On retrouve encore une fois Khaled. Khaled devient l’ambassadeur de ce genre musical qui émerge sur la scène internationale. Sa voix flamenca et son phrasé fidèle au raï séduisent et interpellent. Ses chansons font l’apologie du métissage, des rencontres cosmopolites et de cette musique. Les années 90 seront pour Khaled celles de la reconnaissance internationale. En 1991, il est invité au festival du Womad (World Music Art and Dance), créé par Peter Gabriel. Il collabore avec Don Was, producteur de Bob Dylan, Elton Jones et des Rolling Stones, notamment sur le tube Didi, vendu à 600 000 exemplaires.
INSERT — Khaled “Didi”
L’album sort au moment où la guerre en Irak démarre. Pas vraiment le meilleur timing pour de la musique en langue arabe.
Malgré tout, M6, Skyrock et RMC jouent le single à fond. Mais chaque fois qu’ils passent ses chansons, le standard explose et ils se font insulter par les auditeurs racistes.
Barclay propose des remix qu’ils envoient aux boîtes de nuit. Les patrons de boîtes refusent au prétexte qu’ils ne vont pas jouer la musique de gars qu’ils refusent à l’entrée. Barclay décide d’accélérer encore et balance des pubs d’une minute sur NRJ, 10 fois par jour. C’est à ce moment-là que le titre se met à exploser.
Le succès va être international, évidemment toute l’Afrique du Nord, Golfe et même l’Inde où Khaled devient une méga star… Le 14 juillet 1992, en plein tournée avec son tube “Didi” il est invité par le French Music Office (Bureau de la musique française) à Central Park à New York, il représente la France et sa fameuse french touch musicale, devant 40 000 spectateurs.
Parallèlement à ça, chez Barclay, il y a aussi Rachid Taha, la caution rock, la caution rebelle. Figure emblématique, Taha n’hésite pas à mêler les influences du Raï, au punk et au rock. Rachid Taha, c’est ça :
INSERT — Rachid Taha “Ya rayah”
Au mitan des années 90, il y a deux endroits à la mode à Paris : les Bains douches et le Bouddha Bar. Barclay a l’idée de signer des compilations qui reprennent l’ambiance de ces deux lieux mythiques. Et très vite, les endroits un peu branchés en province passent les disques en musique d’ambiance. Et dans la compile des Bains douches, on trouve Ya Rayah. Enorme carton, les gens se lèvent dès que Ya Rayah est joué. Le single devient disque de platine en quelques semaines.
Et puis enfin, Faudel, le ‘petit Prince du Raï’ au sourire ravageur. Découvert à l’âge de 13 ans par Khaled lui-même, il connaît rapidement un succès retentissant avec notamment son tube « Tellement je t’aime » :
INSERT — Faudel “Tellement je t’aime”
Le titre passe très rapidement à la radio et là il va se passer un truc intéressant en boîte : soudain dans toute soirée, il y a le quart d’heure oriental où s’enchaînent Didi, Ya Rayah, Faudel et Cheb Mami.
Et c’est ainsi que Pascal Nègre, le boss de chez Barclay, se dit qu’il y a quelques chose à faire avec ces trois-là. Il imagine alors 1,2,3 Soleil :
INSERT — Pascal Nègre ITW
docu Brut / citation de Pascal Nègre à 3’15
“Puis un peu plus tard, je vois le carton que font les trois ténors, donc je dis tiens, pourquoi on ne ferait pas trois artistes de musique raï. Et puis ça tombe mieux dans les trois et donc Pascal Nègre, le boss de chez Barclay, trouve l’idée d’1, 2, 3 soleils.”
Manu : Nous voilà donc ce 26 septembre 1998: une immense foule remplit les 16 000 places de Bercy, la plus grande salle parisienne.
On retrouve donc Khaled, Rachid Taha et le jeune Faudel. Au départ, ça devait être Cheb Mami. Mais, pour des raisons de conflit de maison de disques, ce dernier a dû être remplacé par Rachid Taha au pied levé. En ouverture, une chanson, El Menfi (« Le Banni ») : Dites à ma mère de ne pas pleurer / Son fils parti et ne reviendra plus / Car il est banni
Le choix de cette chanson composée par Aldi Yahiatene, alias « le beau ténébreux de la chanson kabyle », n’est pas un hasard. Elle représente la chanson algérienne en exil. Démarrer le concert par cette chanson précisément, c’est rappeler que le raï n’oublie pas ses racines et sa dette à l’égard de l’immigration.
Bercy affiche donc complet depuis dix jours. Olivier Caillart, directeur général de Barclay, le label de Polygram, explique :
«La production seule nous coûte 6 millions de francs. Les entrées laissent une recette nette de 1,7 million. Aucun organisateur de spectacles n’aurait voulu perdre plus de 4 millions de francs. Nous visons le marché international. Si nous vendons 200 000 exemplaires de l’album, le spectacle sera amorti. »
Barclay compte beaucoup sur le double album et la vidéo du concert, qui seront commercialisés quelques semaines plus tard.
INSERT — Pub 123 Soleils
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/publicite/pub999942092/123-soleil-abdel-kader
Le concert bénéficie en outre du partenariat avec Skyrock, la première radio française à diffuser du raï en arabe. Pour la petite histoire, Faudel avait écrit la chanson “Dis-moi” en français. Mais Skyrock lui a demandé une version en arabe, pour que ça fasse plus authentique ! Désormais, les jeunes n’ont plus aucun scrupule, plus aucune honte à dire qu’ils écoutent du Khaled à la maison et en arabe en plus ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte !
Manu : Mais qu’est-ce qui s’est passé depuis ?
Olivia : Le raï a fini par brûler ses ailes. Plusieurs raisons à cela : d’abord peut-être la disparition de la K7. Mais aussi les déboires judiciaires de ses icônes – dont Cheb Mami, condamné pour avortement forcé sur son ex-compagne. Et puis et surtout, les attentats du 11 septembre 2001 qui vont venir stopper net la diffusion de la langue arabe à la radio et qui jettent l’opprobre sur les cultures arabo-musulmanes.
Alors oui, le raï a depuis essayé de revenir sous différentes formes : le Raï’n’B, le zenqaoui (mélange de raï, de hip-hop et de chants des stades), le raïggaeton … Autant de déclinaisons d’un « raï vocodé» boudé par les médias mais qui font aujourd’hui des millions de vues sur YouTube. Et pour terminer, je vous propose justement d’écouter cette pépite : un duo Khaled x DJ Snake, sorti en 2023.
INSERT — Khaled x DJ Snake “Trigué Lycée”
Yes le raï n’est pas mort ! C’est assez marrant, parce que d’habitude DJ Snake signe des collabs avec Lady Gaga ou Justin Bieber. Et là il remixe un truc de Khaled assez chouette, sorti en 1999 !
Manu : Et pour la petite histoire, il s’est allié il y a deux ans à un vieux disquaire à Oran pour faire le track “Disco Maghreb”. C’est un titre taillé pour les club qui rend hommage au raï qu’il a écouté pendant son enfance, vous me croyez ou pas : le clip a fait 150 Millions de vues sur Youtube c’est n’importe quoi. Aller le voir, c’est vraiment très très cool !
Merci Oli et bravo parce que ce n’est pas facile de synthétiser le story du raï.
Le making-of de "1, 2, 3 Soleils"
Manu : Allez on va revenir maintenant sur les coulisses de 1, 2 3 Soleils avec toi Greg. Ce disque est un projet ultra ambitieux qui reste indissociable d’un sorcier du son britannique, un certain Steve Hillage…
Greg : Oui Steve Hillage c’est le grand manitou sans qui rien n’aurait été possible, c’est à la fois le directeur artistique du projet, et le producteur de l’album live. Steve Hillage c’est l’un des guitaristes les plus inventifs de sa génération, claviériste et producteur associé à l’école de Canterbury une scène qui regroupe plusieurs artistes et groupes de rock progressif et psychédélique britanniques de la fin des années 1960 comme Robert Wyatt ou encore Soft Machine. Et Steve Hillage, on le connaît très bien en France car il a fait partie de GONG, un groupe international originaire de Paris qui sera l’un des grands noms du rock psyché des 70’s, célèbre pour son cultissime « camembert électrique », Hillage rejoint la formation en 1972, on le retrouve à la guitare sur ce “I never glid before” paru fin 1973 sur le quatrième album du groupe “Angel’s egg”
INSERT — Gong
Manu : On est très loin du raï !!
Ça ne vous a pas échappé, on est est loin de l’univers d’1 2 3 soleil mais en fait pas tant que ça quand on sait à quel point cet période a été propice aux expérimentations et au rapprochement avec les musiques orientales sur fond de quête spirituelle, on pense notamment ici aux Beatles et leur fameux voyage en Inde. Hillage lui s’intéresse très tôt à la musique arabe il va notamment réarranger dans ses années hippies un titre de la reine égyptienne Oum Kalthoum, immense figure de la musique arabe du XXème
Dix ans plus tard, c’est justement cette adaptation qui convaincra Rachid Taha, alors leader de Carte de séjour, de collaborer avec le guitariste devenu producteur (notamment avec le groupe Simple Minds) et réalisateur artistique. Carte de Séjour, fameux groupe de rock new wave français, pionnier du mélange entre rythmes modernes dérivés du hip hop la musique arabe, je vous propose de nous écouter ce Rhorhomanie en 1984.
INSERT — Carte de séjour
Après l’expérience Carte de Séjour, Hillage s’intéresse à la scène house dans les années 90. Il reste proche de Rachid Taha et apparaît comme l’homme de la situation lorsque l’idée du concert d’1, 2 3 soleil émerge du côté de Polygram, pour lui le mariage entre musique arabe et sons programmés est évident comme il l’explique dans cette interview donnée à Libération la veille du concert à Bercy : « Pour des raisons historiques, ces cultures ont été séparées alors qu’elles se rejoignent toutes. On sent le souffle des cornemuses celtes dans les mélodies du raï. Et le blues, l’Afrique, le flamenco » La techno explore ces relations de manière particulièrement sensible: elle s’articule sur des états de transe proches de ceux que recherchent les musiciens arabes traditionnels. C’est une mémoire tribale enfouie qui s’éveille en nous »
INSERT — 123 Soleils
Manu : On l’a dit en début d’émission, c’est un projet assez titanesque qui va voir le jour avec la présence de musiciens qui viennent des quatre coins de la planète
Oui Hillage et Barclay ont réuni une équipe de choc d’une cinquantaine de musiciens pour porter la voix des 3 ténors, le tout encadré par une armée de 150 techniciens. Sur scène, on retrouve Hillage à la programmation, son rôle, celui d’une sorte de chef d’orchestre virtuel chargé de faire le lien entre les différents univers musicaux à travers boucles rythmiques et des échantillons sonores.
Pour la section rythmique, on retrouve les deux comparses de David Bowie depuis le milieu des années 90 : Zachary Alford à la batterie et Gail Ann Dorsey à la basse qui nous donnent ici leurs impressions au moment des balances dans ce documentaire qui accompagne la captation du concert
INSERT — ITV batteur et bassiste
Côté orchestre, la maison de disque a aussi vu les choses en grand avec sur scène, la présence de 32 musiciens de l’Orchestre national du Caire, à la direction musicale le chef d’orchestre Mahmoud Serour et le légendaire percussionniste Hossam Ramzy, connu pour ses collaborations avec des musiciens pop et jazz, collaborations qui lui vaudront le surnom du « Sultan of Swing », un petit exemple avec cet album des années 90 de Robert Plant et Jimmy Page sur lequel figure cette version de Kashmir qui joue à merveille avec les accents arabisants du titre original
INSERT — Kashmir
Manu : En fait, Polygram ils ont mis le paquet pour avoir sur scène les meilleurs musiciens possibles
Oui à la fois des musiciens qui sont des tueurs dans leur domaine mais qui en plus n’ont pas eu peur au cours de leur carrière de mélanger les genres. On peut penser que pour la maison de disque, dans la mesure où il y avait un disque derrière et un DVD en production, il était pas question de transiger sur les moyens mis à disposition pour éviter toute fausse note.
INSERT — Hossam Ramzy
Enfin on a parlé des musiciens mais on a pas encore parlé des chanteurs, là aussi quel beau mélange et joli coup marketing aussi entre Faudel le petit prince du Raï, Khaled le rayonnant à la force tranquille et Rachid Taha, le rockeur torturé, chacun va emmener dans ce concert unique son univers avec ses tubes, on pense à Ya rayyah pour Rachid Taha, tellement je t’aime pour Faudel ou encore cet inoubliable Abdel Kader, chanson traditionnelle algérienne popularisée par Khaled en 1993
INSERT — Abdel Kader
Ceci dit tout n’est pas parfait pendant le concert, Libération à l’époque note des “flottement dans les enchaînements entre les morceaux”, il y a aussi cette reprise de Comme d’habitude dont les chanteurs bafouillent les paroles faute de les avoir apprises correctement et qui est sifflé par le public. On est donc loin d’une machine bien rodée censée tourner pendant des années, ce concert c’est bien un “one shot” qui s’est monté relativement vite, en à peine cinq mois, ce qui rend l’événement encore plus exceptionnel et encore plus marquant dans la longue histoire du rai.
Manu : Carrément. Si on parle de l’âge d’or du raï à la fin des 90s, on peut dire que ce disque, c’est l’apogée du raï en quelque sorte. C’est un best of, l’anthologie ultime du raï. Finalement de manière un peu ironique je me dis que c’est peut-être le disque qui a précipité sa chute ! Nan, mais c’est vrai quoi, comment on pourrait faire mieux que ces 3 ténors réunis sur une même scène, cette débauche de musiciens et refaire des tubes après ça ? Non, vous en pensez quoi ?
Merci Greg pour cette chronique.
L'univers visuel d'1, 2, 3 Soleils
Manu : Alors j’aimerais bien maintenant qu’on se penche sur la pochette de 123 Soleils avec toi Fanny. Parce que je suis assez curieux de savoir comment Barclay a défini l’identité graphique de ce super groupe, comment Pascal Nègre a marketé le projet. Mais avant Fanny tu voulais nous parler de l’image des arabes en France je crois….
Fanny : Bon j’étais tentée de retracer pour vous l’évolution de la perception de l’image des arabes en France depuis les années 60 mais je me suis dit que c’était peut-être un peu trop sensible comme sujet et que s’il y a deux ou trois fans de Darmanin qui nous écoutent, ils n’allaient pas trop trop kiffer.
Ah tiens d’ailleurs le mot kiff, ça vient de l’arabe, et le deuxième prénom de Darmanin c’est Moussa, est-ce que vous le saviez ?
Blague à part, j’ai grandi dans le 18ème arrondissement, à quelques encablures de Barbès, là où tout a commencé pour la scène Raï en France. Quand j’étais petite j’entendais parler du magasin Tati, ça me semblait exotique vu que je n’y allais jamais. Dans ma classe j’étais pote avec Loubna, Nassim, Mehdi et Souleyman. Bien sûr je savais ce que c’était le racisme mais j’avais l’impression d’évoluer dans un quartier suffisamment populaire et mélangé pour être plus ouverte d’esprit et tolérante que mes autres copains à la campagne dont les parents votaient Front National alors qu’ils n’avaient jamais vu un noir de leur vie. Tout ça pour dire que l’arrivée du raï en France, je l’ai vécue et je m’en souviens bien !
En 1996, j’achète le CD single d’Aïcha de Khaled que je chante à tue tête dans toutes les boums et dans la cour de récré. En 97, c’est la sortie du single ‘Tellement je t’aime’ de Faudel, puis parait Ya Rayah par Rachid Taha qui préfigure la sortie de son album Diwan. Arrive 1998, le single du titre Ida commence à se diffuser… En parallèle, Cheb Mami chante ‘Parisien du Nord’ avec K-Mel d’Alliance Ethnik avant d’enchaîner sur Desert Rose avec Sting. Sans oublier Magyd, Mouss & Hakim de Zebda qui font chanter et danser la France avec Tomber la Chemise et Oualalaradime.
En 1998, pour passer à côté du raz-de-marée des musiques orientales et du renouveau de la chanson française teintée d’influences orientales, franchement faut le vouloir !
Manu : Surtout qu’en 1998, la victoire des Bleus à la Coupe du monde, dont on a déjà parlé, va participer à cet âge d’or en France
Et oui, en 1998 les héros de la France s’appellent Zinedine Zidane, David Trezeguet, Thierry Henry, Christian Karembeu, Robert Pirès, Youri Djorkaeff – Respectivement franco-algérien, franco-argentin, français d’origine antillaise, kanak, français d’origine portugaise et espagnole, français d’origine arménienne…
Cette équipe de France, elle est plurielle, à l’image-même de la société, et c’est pour ça qu’on l’a adorée, parce que tous les français pouvaient s’y identifier.
Manu : En gros, dans le foot, comme dans le raï, 98 c’est la victoire du vivre-ensemble !
Oui, il y a un renversement qui s’opère dans les médias et dans l’opinion publique. Soudain l’expression “black-blanc-beur” donne un nouveau souffle au pays et le raï devient la bande-son de tous les espoirs pour les jeunes issus de l’immigration maghrébine.
Quelques années avant encore quand on entendait “black-blanc-beur” c’était plutôt pour décrire l’échec de l’intégration et la souffrance d’une jeunesse défavorisée. Prenez par exemple ‘La Haine’ de Kassovitz (1995), les trois protagonistes c’est un blanc, un noir et un arabe, mais la réalité sociale que le film illustre est bien moins reluisante que l’équipe de France.
Toujours est-il qu’à partir de 1998, et pour quelques courtes années, 3 ou 4 au max, on surfe tranquillement sur cette connotation positive. Et je pense que c’est vraiment pas un hasard si les 16.000 places de Bercy affichent complet précisément cette année-là, je veux dire à ce moment-là de l’histoire contemporaine. Un peu avant, ou un peu après ça n’aurait pas marché.
Allez, on se remet dans le bain avec l’intro du concert
INSERT — Intro 123 Soleils (live)
Manu : Est-ce que tu peux nous parler rapidement de la captation du concert ?
Le DVD du concert filmé, augmenté d’interviews et d’un court documentaire a obtenu la certification or du SNEP, l’équivalent d’un disque d’or. Sur le film en lui-même, j’ai trouvé très peu d’infos, si ce n’est l’utilisation de quatre caméras pour immortaliser le show. A la réalisation de cette superproduction, on trouve l’écossais Don Kent, un technicien chevronné avec une longue expérience à la télé française. C’est lui notamment qui réalisait l’émission rock “Chorus” d’Antoine de Caunes, puis Nulle Part Ailleurs à la fin des années 90. Certaines images du live tourné par Kent seront aussi reproduites dans le livret de l’album.
Manu : Et sur cet album justement, on a d’autres infos ? Il y a plusieurs choses sur lesquelles investiguer : le titre d’abord. Pourquoi ça s’appelle “1, 2, 3 Soleils” ? ça vient d’où ?
Je n’ai pas trouvé d’explication exacte mais la piste la plus probable c’est que ce nom est repris du film “1, 2, 3 Soleil” de Bertrand Blier sorti en 1993. La bande originale était composée par un certain Cheb Khaled et l’orthographe du titre ne prenait pas de S… Mais nos chanteurs étant 3, là pour ce projet, peut-être que la prod a décidé de passer Soleils au pluriel. En plus, on associe souvent d’ailleurs le soleil à la chaleur et au bassin méditerranéen donc ce nom marche plutôt bien.
Manu : Moi y’a un autre truc que j’aime sur la pochette c’est la typo, c’est la même que celle du groupe 113 je sais pas si t’as vu !
Non je connais pas assez bien le 113 pour avoir remarqué mais c’est bien vu Manu ! Sur la pochette on a 2 typos différentes : une composée de petits points qui évoque les affichages à matrice de points des équipements électroniques type montres, calculatrices ou même les panneaux d’affichage dans les transports publics. Moi je lui trouve un côté glamour à cette typo, ça me fait penser aux ampoules rondes dans les loges des artistes ou même aux spotlights de la scène !
La 2ème typo, celle avec laquelle sont écrits les noms “Taha – Khaled – Faudel”, reprend l’aspect des lettres au pochoir grasses et découpées avec un petit caractère entre chaque nom qui ressemble à une étoile. C’est pas facile de donner une identité à un supergroupe fabriqué le temps d’une soirée, et franchement je trouve qu’ils s’en sont bien sortis niveau graphisme !
Manu : Ce supergroupe on le découvre sur la pochette avec une photo qui les réunit pour la postérité…
Et oui, en une de cet album live on découvre un beau portrait des trois chanteurs pris par le photographe français Philippe Bordas.
Khaled est assis au premier plan, le doigt levé vers le ciel avec un petit air de défi dans les yeux. Derrière lui à gauche, Rachid Taha, visage doux, souriant, impeccable avec son habituel béret de cuir et à droite Faudel, souriant aussi, humble, la main posée sur l’épaule de Khaled comme en signe de respect, comme pour dire sa filiation et sa gratitude envers celui qu’il présente comme son pygmalion dans le métier.
Tous trois sont sobrement vêtus d’une chemise satinée noire, comme pour gommer leurs différences. La lumière tamisée dans laquelle ils baignent donne une chaleur particulière à la scène. Dans un article signé en 2018 par Raphaëlle Elkrief pour le magazine Stylist et intitulé « Où est passé le Raï français? », Philippe Bordas dévoile les coulisses de cette prise de vue : « On avait installé notre studio photo dans une salle de boxe, dans un coin pourri de Montreuil. (…) Les faire poser ensemble, c’était de la diplomatie! Il y avait une vraie lutte pour le leadership. D’ailleurs, je n’ai réussi à avoir qu’une seule bonne photo: celle où Khaled pose avec le doigt levé, comme un parrain. Comme si on assumait que c’était lui, le «roi du raï». »
Le choix de la salle de boxe comme décor pour cette prise de vue, ça c’est vraiment propre au travail de Philippe Bordas qui dès 1988, et pendant une dizaine d’années, va sillonner l’Afrique avec son Leica, documentant d’abord le quotidien des boxeurs kenyans de Mathare Valley, le plus grand bidonville d’Afrique, puis celui des lutteurs sénégalais.
A partir de 1991, Bordas devient le photographe attitré de MC Solaar avec qui il noue une relation artistique extrêmement riche. Son chemin dans la musique croise aussi celui de Ménélik, des Poetic Lover, de Moos ou Tiken Jah Fakoly. Je pense que c’est à ce titre qu’il est approché pour la pochette d’1, 2, 3 Soleils.
Par la suite, Khaled va retravailler avec Philippe Bordas. En 99 par exemple pour la pochette de son single « C’est la nuit », écrit et produit par Jean-Jacques Goldman. Faudel aussi refait appel à lui entre 2001 et 2004 pour mettre en image son album « Samra » puis 4 autres singles.
Lorsqu’il réalise cette pochette, Philippe Bordas n’a sans doute pas idée d’à quel point cette image va se diffuser puisque l’album est, rappelons le, celui le plus vendu au monde de musique moyen-orientale et maghrébine. Et pour clore mon édito de tout à l’heure sur l’image de la France en 98, je vais laisser la parole à Rachid Taha, qui glisse ces quelques mots dans les bonus du DVD d’1, 2, 3 Soleils :
INSERT — ITW Rachid Taha (Bonus DVD)
Brassens, français d’origine italienne, Ferré, franco-monégasque et Brel, belge.
Nous sommes tous des enfants d’immigrés, comme on dit…
Manu : C’est vrai que cet engouement pour le raï dans les 90s apparaît comme une sorte de parenthèse qui aujourd’hui est complètement refermée. Et quand on voit nos politiques en 2024, c’est difficile de croire que le miracle de la France Black-Blanc-Beurre ait un jour existé.
À PROPOS DE RADIO K7 PODCAST
Chaque mois dans Radio K7 on discute d’un album avec mes copains autour d’une table, parfois avec des invités comme Pénélope Bagieu ou Nicolas Berno. Il y a des chroniques et des débats, on s’interroge sur l’histoire du disque : comment il a été produit, ce qui a fait son succès, et puis finalement ce qu’on a envie d’en retenir 20 ou 30 ans plus tard.
Le 5 janvier 2020, Radio K7 est devenu le premier podcast indépendant sur la musique en France au classement Apple Podcast !
« On veut redécouvrir les 90s, apprendre des trucs et se marrer. »
Manu, Fanny, Olivia et Grégoire
“ Le but de ce podcast c’est de redécouvrir la bande-son des nineties. Parce que c’était celle de notre adolescence, qui a marqué toutes nos premières fois. C’était une période où la musique a commencé à prendre une grande place dans nos vies, avec les groupes qui ont forgé notre identité mais aussi nos plaisirs coupables. “