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EN QUELQUES MOTS

Dans cet épisode on va vous parler du chanteur et guitariste Jeff Buckley, sans doute le chanteur le plus important des nineties. Jeff Buckley mélange les genres, se permet tout, et tout lui réussit. Sa voix, sa technique, son sens de la mélodie vont donner à son premier album Grace une aura quasi mystique

Malheureusement ce premier album sera également son dernier puisque sa carrière fulgurante va s’arrêter brusquement en 1997 lorsqu’il sera retrouvé mort noyé dans un affluent du Mississippi. “Grace” sort en 94 avec un succès d’estime plutôt limité mais transformera quelques années plus tard Jeff Buckley en icône absolue.

Entre temps “Grace” est devenu le disque de chevet de toutes les générations du rock : de Bob Dylan à Radiohead en passant par U2 ou Led Zeppelin — sans doute ses plus grand fans.

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Retour en 1994

Voilà pour les 10 titres de Grace. C’est le 1er — et dernier — album solo de Jeff Buckley. En tout cas de son vivant, parce qu’il y eu depuis une dizaine d’albums de live, de démos et face B.
Il sort pour la rentrée scolaire le 23 août 1995 en Compact disque, Cassette, vinyle et MiniDisc sur le label Columbia (chez Sony).

Il sort au lendemain d’un autre disque assez culte des 90s, “Dummy” de Portishead.

1995 c’est grande année pour la musique et pour les vins de Bordeaux. Et c’est aussi le passage de relais entre le grunge qui disparaît avec Kurt Cobain et la house qui sera popularisé par Daft Punk. En France on écoute Coolio, Céline Dion, Scatman et la BO du Roi Lion !

1995 c’est en France l’année de l’élection de Jacques Chirac et de la reprise des essais nuclaires, on joue à la Playstation et au cinéma on va voir La Haine, Les trois frères ou GoldenEye.

La story de Jeff Buckley

Manu : On va maintenant vous raconter l’histoire tragique de Jeff Buckley et de Grace, son seul et unique album. Mais pour bien comprendre tous les ressorts de l’histoire il faut remonter en novembre 1966 en Californie.

Jeffrey Scott Buckley naît le 17 novembre 1966 à Anaheim, en Californie.
À sa naissance, ses parents Tim Buckley et Mary Guibert sont déjà séparés : son père préfère se consacrer à la musique. Son premier album sort deux jours après la naissance du petit Jeff. Jeff vit donc avec sa mère. Puis au bout de quelques années avec son beau-père Ron Moorhead, dont il parle souvent en interview pour sa grande influence dans ses goûts musicaux. C’est lui qui l’initie au rock et notamment aux Doors ou à Led Zeppelin.

Je ne vais pas vous raconter son enfance dans les moindres détails, mais je pense qu’il faut tout de même s’attarder un peu sur la relation avec son père, Tim.

Mon master en psychologie d’autoroute me permet d’affirmer que le petit Jeff s’est construit (et déconstruit) autour de la figure de ce père totalement absent.
Jeff n’a quasiment pas connu son père. Tim meurt en effet d’une overdose le 29 juin 1975, à 28 ans, alors que le petit Jeffrey, lui, n’a que 8 ans. Ils se voyaient très peu et Jeff ne sera même pas convié à ses funérailles. Il l’a tout de même vu une fois en concert deux mois avant sa mort.

Tim Buckley a enregistré deux chansons qui évoquent son fils : Dream Letter et I Never Asked To Be Your Mountain.

On va s’en écouter un petit extrait, vous allez voir c’est…

INSERT — I Never Asked To Be Your Mountain

Très vite, Jeff se passionne pour la musique. Il commence à jouer dans différents groupes, fait des études au Guitar Institute of Technology à Los Angeles. Il se lance dans le jazz fusion, dans le reggae, dans le hard rock… bref tout ce qui peut le distinguer le plus possible de son père.

Manu : Il sera malgré tout très vite rattrapé par ce lourd héritage car sa carrière démarre vraiment à la suite d’un concert en hommage … à son père !

Greetings from Tim Buckley est organisé en avril 1991, à l’église Saint-Ann de New York. Hal Willner, l’organisateur, prend contact avec Herb Cohen (l’ancien manager de Tim Buckley), qui lui parle du talent de Jeff Buckley qui finit par être invité à jouer au concert. Hal Willner lui présente rapidement Gary Lucas (l’ancien guitariste du groupe Captain Beefheart) avec l’idée de les faire jouer ensemble durant le concert. Hal briefe d’ailleurs Gary dans ce sens : si le petit ne sait pas chanter, il faudra l’aider un peu.

Evidemment, le miracle se produit. Non seulement Jeff sait chanter mais sa voix vaut de l’or. Et deuxième choc pour les anciens amis de son père quand Jeff apparaît dans l’église : il est le portrait craché de Tim !

Le jour du concert, le 26 avril, Jeff et Gary jouent ensemble trois morceaux dont le fameux Never Asked To Be Your Mountain, chanson avec laquelle Jeff Buckley a toujours entretenu des rapports ambigus :

« Je suis mentionné dans la chanson, tout comme sa petite amie de l’époque, ma mère. C’est une chanson magnifique, que j’admirais et haïssais à la fois, et c’est pour cette raison que c’est celle que j’ai chantée »

Sa voix et sa sensibilité impressionnent le public. Évidemment, il vole la vedette à tous les autres musiciens invités… Ce fils inconnu de tous à la voix qui ensorcèle.

Après ce concert, Jeff Buckley revient rapidement à New York pour plusieurs raisons: Gary Lucas, qui a adoré leur collaboration, lui propose de chanter dans son nouveau groupe Gods & Monsters.

Jeff débarque donc à New York et commence à jouer avec les Gods & Monsters. Mais des tensions apparaissent dans le groupe : Gary veut lui faire signer un contrat l’empêchant de s’investir dans d’autres projets. Ils mettent un terme à leur collaboration.

Jeff Buckley commence alors à se produire seul sur scène. Il découvre un petit bar irlandais du nom de Sin-é, dans le Lower East Side de New York, qui accueille les musiciens du quartier. Jeff Buckley y joue pour la première fois en avril 1992. Il s’y sent rapidement chez lui.

Shane Doyle, le patron, lui propose de venir chanter tous les lundis. Jeff y joue quelques-unes de ses compositions (Mojo Pin, Grace, Eternal Life et Unforgiven) mais surtout beaucoup de reprises de ses idoles: Bob Dylan, Nina Simone, Joni Mitchell, Van Morrison et…. les Doors.

INSERT — Live at Sin-é (The Doors)

Manu : C’est aussi à ce moment qu’il commence à chanter Hallelujah. Il y a un énorme buzz autour de ce type génial au Sin-é. Le bar est minus, une partie du public est debout dehors sur le trottoir. En fait ça devient la grosse attraction du Lower East Side !

Oui et les directeurs artistiques des grandes maisons de disques se précipitent pour le voir jouer. Il reçoit plusieurs propositions et après de nombreuses hésitations, il signe un contrat avec Sony Music, sur leur label Columbia. Le fait que son idole Bob Dylan soit dans cette maison a été un critère déterminant, c’est sûr. Mais Columbia sera aussi la seule à accepter les conditions de Jeff en termes d’argent et de liberté artistique.

Une fois le contrat signé, les choses ne vont pas démarrer tout de suite : Jeff veut prendre son temps.

Les choses finissent pas avancer un peu en juillet 1993 quand Columbia décide de l’enregistrer en concert au Sin-é. Un premier essai est fait le 19 juillet mais sa prestation n’est pas terrible : Jeff est nerveux car le public est surtout composé des gens de chez Columbia. Le 17 août, une 2e tentative, en petit comité cette fois-ci, se passe bien : Jeff Buckley retrouve l’ambiance de ses concerts. Un CD-Maxi du concert sort le 23 novembre.

Manu : Nous sommes en 1994. Jeff prépare l’enregistrement de son premier album, il recrute les musiciens qui vont l’accompagner et il continue à jouer en solo tous les lundis au Sin-é jusqu’au mois d’août.

Le 16 août 1994, ils y donnent un concert d’adieu et quelques jours plus tard, le 23 août, l’album “Grace” sort aux États-Unis….

Grace reçoit un très bon accueil critique, plus encore en Europe qu’aux États-Unis. Le succès est absolu. Disque d’or en France, en Australie et aux Etats-Unis, « Grace » recevra les louanges de Jimmy Page (« mon disque préféré de la décennie »), de Bob Dylan et de David Bowie qui l’a élu « disque à sauver et à emporter sur une île déserte ». Bono compare Buckley à une « goutte de pureté dans un océan de bruit »

Evidemment, ce poète déglingué beau comme un dieu, qui porte son charisme comme un fardeau et la mélancolie en étendard, ça va beaucoup nous plaire en France. Dans les Inrocks, Gilles Tordjmann écrit en 1994 :

“Pas besoin de trente-six écoutes pour deviner que ce Prométhée stupéfait ira aussi loin que sa course à l’abîme le lui permettra. Il est de ceux qu’André Suarès nommait ‘les grands vivants’: ceux pour qui la sensation d’exister ne se goûte que sur fond de risque permanent. Il est de ceux qui vont trop loin. Tout son disque proclame une logique de l’outre-passement, où le beau et le laid, le bien et le mal n’ont plus cours. Jeff Buckley est au-delà du goût. La transe n’est pas prosélyte: on peut choisir de ne pas y entrer, pour goûter ailleurs des plaisirs plus raisonnables. Il est dès lors parfaitement concevable de ne pas entrer chez Jeff Buckley (…) Mais il faut savoir ce que l’on perd : une certaine qualité de vertige sauvage, une cruauté de la joie, une algèbre des extrêmes.”

La critique parle aussi beaucoup de ses concerts qui prennent aux tripes et retournent la tête. Il n’y a qu’un seul album à défendre, mais chaque soir les morceaux sont joués différemment, avec de nouveaux arrangements.
Sur scène, Jeff est habité, possédé, complètement en transe. Et le public est sous le charme, évidemment. On n’a pas vu ça depuis longtemps; depuis Janis Joplin, peut-être. Mais Jeff s’épuise : en un an de tournée, il donne 207 concerts. Il n’arrive plus à écrire.

En juillet 95, il explique aux Inrocks : « Depuis l’année dernière, je n’ai pas été capable d’écrire une chanson. Toujours en tournée, pas moyen de prendre la moindre distance. […] Je me sens cheap et inutile. Il faut que je me remette à écrire… Quand je me vois, j’ai honte, je ne suis plus qu’un pantin traîné de salle en salle. »

Deux ans qu’il tourne maintenant. Il est rincé. La machine commence à le broyer. Sa maison de disques lui met déjà la pression pour qu’il enregistre rapidement un deuxième album. En effet, à la fin de l’année 1995, Grace s’est vendu à 750 000 exemplaires dans le monde (dont 180 000 exemplaires aux États-Unis), mais Columbia aurait avancé près de 2 millions de dollars si bien que les ventes de l’album ne lui permettent pas de rembourser intégralement sa maison de disques et il doit donc éponger ses dettes.

Le rythme et la pression viendra aussi à bout de son batteur, Matt Johnson, qui commence à avoir des problèmes d’oreilles à cause du volume sonore des concerts. Et puis il ne supporte plus le mode de vie excessif de Jeff, qui boit trop, fume trop et se drogue trop. Début 1996, Matt quitte le groupe. C’est une déchirure terrible pour Jeff et un tournant pour le groupe.

Manu : C’est vraiment pas de bol. Le mec cartonne et pourtant ce n’est toujours pas assez bien ! Il faut se remettre au travail, et on choisit pour ce deuxième album de faire appel à Tom Verlaine, le chanteur du groupe Television…

La première session d’enregistrement de My Sweetheart the Drunk est un échec : les conditions sont difficiles, le temps est limité et Eric Eidel, le nouveau batteur, ne suit pas. Le moral de Jeff est au plus bas. Il boit de plus en plus et se drogue beaucoup. Jeff décide de faire un break.

Manu : C’est à peu près à ce moment la carrière de Jeff Buckley va s’arrêter brutalement. On le retrouve mort noyé dans le Mississipi.

Nous sommes le 29 mai 1997, le groupe prend l’avion pour rejoindre Jeff et enregistrer de nouveaux morceaux.

En attendant leur arrivée, Jeff part se promener au bord de la Wolf River, un affluent du Mississippi, avec son ami Keith Foti. Il décide de se baigner tout habillé. Après le passage d’un bateau, Jeff disparaît. Son corps sera retrouvé six jours plus tard. Il avait 30 ans.

Aujourd’hui encore, les circonstances de la mort de Jeff ne sont pas tout à fait claires. On sait qu’il traversait une période de dépression mais on sait aussi que le projet de ce 2e album lui donnait un nouveau souffle. C’est la raison pour laquelle la thèse de l’accident a toujours été privilégiée.

Manu : C’est vraiment un gâchis, c’est tellement absurde. Toi Fanny je sais que tu es fan et que tu as à peu près TOUT lu sur Jeff Buckley : Qu’est-ce que t’en penses ? Pour toi c’est un meurtre, un suicide ou un accident ?

Le making-of de "Grace"

MANU: C’est le moment de passer à l’enregistrement de l’album avec toi Grégoire, un album qui aurait pu être assez différent de celui que l’on connaît car l’idée première c’était de faire un disque simplement avec Jeff, sa voix et sa guitare

Oui souvenez-vous on en a parlé avec Olivia, Jeff Buckley commence véritablement à attirer l’attention de l’industrie musicale grâce à ses performances au Sin-é, ce bar de New York dans lequel il se produit, des concerts qui donneront lieu à un son premier EP, Live at Sin-é et donc pour la suite des opérations, sa maison de disque, Columbia, pense à sortir un album où Jeff jouerait en solo, une sorte de Live at Sin-é mais en beaucoup mieux produit.

Sauf que Jeff Buckley a d’autres envies, il hésite, tarde à entrer en studio. En fait, il faudra presque 1 an à Jeff Buckley pour enregistrer Grace. Finalement, il se décide à abandonner son numéro de cabaret pour créer un groupe de toute pièce pour l’accompagner, en l’occurrence deux jeunes « musiciens » locaux, Mick Grondahl, bassiste de 17 ans seulement et Matt Johnson, un jeune batteur inconnu au bataillon. Ça semble quand même plutôt culotté au premier abord de prendre des musiciens avec assez peu voire aucune expérience studio mais l’entente entre les 3 hommes est super et le feeling musical est au RDV.

Jeff rappelle également son ancien compère de Gods and Monsters, le guitariste Gary Lucas qui lui a composé les parties instrumentales de morceaux qui deviendront Grace et Mojo Pin, le titre qui ouvre l’album

INSERT — Mojo Pin

Manu: C’est à la fin de l’été 1993 que les choses sérieuses commencent après six semaines de répétitions intenses.

C’est à ce moment-là que Jeff Buckley et ses musiciens entrent au studio Bearsville à Woodstock, à 2 heures de route de NYC. On ne peut pas dire qu’ils soient vraiment prêts. Lors de leurs répétitions, ils ont passé plus de temps à jammer et improviser des longues plages de musique que de mettre en boîte des morceaux figés. Les débuts sont donc un peu hésitants d’autant plus Jeff Buckley est capable de donner plusieurs versions d’un même morceau, il est extrêmement perfectionniste, par exemple il a enregistré plus de 20 fois Hallelujah et il n’était pas satisfait de la version choisie sur l’album explique Stan Cuesta, on le voit d’ailleurs dans un documentaire, je crois que c’est Amazing Grace, où il explique qu’en live c’est la vérité de l’instant qui parle mais cette fois en studio il faut graver des émotions pour l’éternité et qu’il est jamais trop sûr de ce qui faut garder ou pas.

Heureusement pour contenir ses ardeurs créatrices, Columbia a choisi Andy Wallace, le mixeur de Nevermind de Nirvana, ingénieur du son exceptionnel qui a bossé aussi bien pour Rage Against The Machine que pour Slayer ou encore Prince.

AU menu, un son rock assez classique dans ces années 90 à base de guitare flanquée d’effets chorus, de reverb et de delay, un son assez ample comme dans ce mix du célèbre Hallelujah avec cet effet «Cathédrale» obtenue en doublant la guitare, une à droite, une à gauche et en même une impression d’intimité et de proximité grâce à des micros positionnés très près de la guitare fétiche de Jeff Buckley, une fender Telecaster de 1983

INSERT — Hallelujah

Donc là on vient d’entendre l’une des reprises de l’album, en l’occurrence celle de Leonard Cohen, un titre que Jeff Buckley a découvert grâce à la version qu’en a donné John Cale en 1991. * Il y 3 reprises en tout dans cet album, Lilac Wine de Nina Simone et Corpus Carol Christi du compositeur de musique baroque Benjamin Britten. À l’origine l’album ne devait contenir que des reprises car Jeff Buckley manque cruellement de compositions originales mais bien heureusement de nouveaux morceaux vont émerger pendant la période de gestation de l’album comme l’excellent Dream Brother sur lequel Jeff joue des tablas, il faut savoir que la musique indo-pakistannaise était une grosse sources d’influence pour le musicien, grand admirateur de Nusrat Fateh Ali Kahn. A noter également sur cette influence orientale, les somptueux arrangements de cordes de Karl Berger sur Grace, qui donne une
sonorité à la Kashmir de Led Zepplin, là encore une grande influence pour Jeff Buckley.

Manu: On en a pas encore parlé Grégoire, mais évidemment le mix d’Andy Wallace laisse toute sa place à la voix de Jeff Buckley…

Oui les performances vocales de Jeff Buckley sur l’album sont juste hallucinantes tout comme ses parties guitare d’ailleurs et c’est vrai qu’en écoutant ces moments où sa voix prend des airs de cris de douleur et de lamentations on ne peut pas s’empêcher de penser à son père Tim, je vous propose d’écouter Sweet Surrender sur le formidable Greetings from L.A du regretté Tim Buckley sorti en 1972

INSERT — Sweet Surrender

MANU: Et Greg, on a aussi oublié de dire qu’il y a un morceau qui va passer à la trappe et qui va être remplacé au dernier moment par So Real, le cinquième titre de l’album…

Oui et ce titre qui va disparaître de la version finale de Grace, il s’appelle Forget Her. On est quasiment à la fin de l’enregistrement, Jeff Buckley déborde d’énergie créatrice et il compose sur le pouce une ballade Rythm’n’blues, sur une rupture amoureuse qui s’appelle Forget Her…

Steve Berkowitz, son producteur flaire immédiatement le single qui va faire un carton mais Jeff Buckley est réticent peut-être parce ce titre est un peu trop impudique et désigne trop clairement sa séparation avec Rebecca Moore ou peut-être que lui aussi comprend le potentiel commercial du titre et s’inquiète d’une célébrité soudaine qu’il aurait dû mal à supporter. Quoiqu’il en soit, ce titre est à retrouver dans l’édition Legacy de Grace sortie en 2004

INSERT — Forget Her

L'univers visuel de Jeff Buckley

Manu: Merci Greg pour toutes ces infos ! Oui, c’est sûr que Forget Her aurait pu cartonner auprès du public. Mais comme on va le voir tout de suite avec toi Fanny, Jeff aime prendre les chemins de traverse…

Avant de parler de la pochette et des clips comme on fait d’habitude, j’ai envie d’aborder un aspect particulier dans la gestion de l’image de Jeff Buckley. C’est la première fois en faisant des recherches que je tombe sur un truc du genre donc à mon avis ça mérite d’être souligné : avant même la sortie de Grace, Jeff et ses managers George Stein et Dave Lory décident d’imposer à Columbia un plan marketing très différent de ce qu’il se fait d’habitude où on lance les nouveaux artistes en grande pompe.

C’est un document de 14 pages qui demande basiquement à Columbia de se conduire en petit label indépendant qu’il n’est pas ! Par exemple, Jeff n’accordera d’interview qu’à des fanzines alternatifs, interdit d’ailleurs de poser des questions sur son père ou sa vie privée, il commencera par jouer dans des petits clubs avant d’aller dans des salles plus grandes, on envoit ses chansons en priorité aux radios étudiantes avant les radios commerciales. En gros ils voulait que l’album grandisse progressivement avec le temps plutôt que de caracoler direct en tête des charts et pour ça, plutôt que sur l’image, Jeff mise tout sur sur le contact direct avec le public à travers une tournée fleuve et le bouche à oreilles qu’elle peut apporter.

Un aspect très notable de ce plan marketing pour moi c’est la volonté de ne pas trop exposer Jeff, notamment à travers des clips promotionnels. Dans la biographie Dream Brother écrite par David Browne, on peut lire : « Bien que Jeff soit ouvert à la discussion, il est en principe opposé à toute vidéo tirée de l’album… ce qui donnera au public une chance de se servir de sa propre imagination et de ne pas avoir d’idée préconçue de Jeff et de sa musique. MTV doit être traitée avec méfiance ». C’est étonnant hein ?

MANU : Pourtant il y a eu des clips qui ont été tournés, non ?

F : Oui, exact il y en a eu 2. Un pour Last Goodbye et un pour So Real. Début 1995, Jeff avait obtenu beaucoup de presse favorable à la fois pour sa tournée et la qualité de son album. Malgré des chiffres de ventes corrects, l’album n’était toujours pas dans le classement Billboard donc tout le monde s’est mis d’accord pour sortir un single « entre guillemets » accessible accompagné d’un clip. Le morceau choisi est Last Goodbye.

INSERT — last goodbye

Jeff accepte le tournage à la seule condition que ça soit ses amis la photographe Merri Cyr et le metteur en scène John Jesurin qui s’en occupent. Columbia se plie à sa demande comme très souvent mais Jeff va leur compliquer la tâche puisqu’il conceptualise ce qu’il appelle une « anti-vidéo ».
Merri Cyr déclare : « Les vidéos et ce qu’elles représentent c’est de la publicité, et ce qu’elles vantent, c’est un produit. Il ne voulait pas être le produit. »

Pour qu’on le voit sans le voir, Jeff limite le nombre de plans dans lesquels il apparaît. Le clip montre le groupe en train de jouer Last Goodbye en playback pendant qu’une série d’images symboliques défile derrière eux comme des fleurs, la lune, des éclairs, de l’eau, du feu et des portraits oniriques de Jeff.
Le tournage ne se passe pas bien, on l’a ajouté au planning de tournée très chargé du groupe qui se trouve alors en France et c’est là que la vidéo est tournée dans un entrepôt. On est début février quelques jours avant le concert donné au Bataclan. Le groupe est lessivé, ils arrivent tous mal rasés, mal fagotés et l’air complètement blasés. Si vous regardez bien la vidéo, ça se voit complètement !

D’ailleurs dans le livre de Merri Cyr ‘A Wished For Song’, le manager George Stein fait cette remarque :
« Tout du long, il était prêt à dire merde à l’industrie. Quand vous regardez la vidéo de Last Goodbye, à la toute fin Jeff regarde droit vers la caméra d’un air énervé. Ce n’est pas de la comédie. Il était vraiment énervé d’être obligé de faire cette vidéo. »

Entre les allers-retours sur le montage, les incompréhensions entre les réalisateurs plus le conflit permanent entre Jeff et Columbia, ce qui devait être une vidéo arty finit par être un gouffre financier. Personne n’est content du résultat. Pourtant la vidéo est envoyée à MTV, le single marche bien et permet de booster les ventes. Objectif atteint !

Plusieurs mois après, il y aura un autre clip tourné pour « So Real », Jeff dira que c’est sa vidéo préférée. 4 minutes 38 de séquences surréalistes à l’humour absurde, sans doute inspirées par le mouvement d’art contemporain Fluxus dans lequel il s’est pas mal investi lors de son arrivée à New York !

MANU : Si tu veux bien on remonte encore quelques mois en arrière pour que tu nous parles de l’histoire de la pochette de Grace…

Yes ! On retourne à New York, en début d’année 1994. Jeff demande à Columbia d’embaucher pour faire sa pochette Merri Cyr, qui le suit déjà depuis plusieurs années et qui avait signé la photo en couv du Live at Sin-é.

Pour cette séance cruciale, Jeff a en tête une image inspirée de l’album I’m Your Man de Leonard Cohen où on voit le chanteur les yeux mi-clos avec les mains posés sur un micro vintage. Le shooting a lieu au studio Arcadia à Williamsburg, Brooklyn avec une grosse équipe de directeurs artistiques, de stylistes, etc. Jeff qui ne s’habille qu’avec des fripes sort un sac rempli de vieilles fringues froissées. Dedans il y a la fameuse veste de femme lamée or dans laquelle il sera immortalisé. Pendant la séance, la chef de produit Leah Reid a entendu Jeff déclarer à Merri Cyr :
« Je serai ta muse. Je veux que tu prennes des photos de moi pour toujours. »

Forever and ever. Je peux te dire que quand tu es photographe et que tu as ce genre de connexion avec un modèle, ça n’a vraiment pas de prix.

Fin de l’apparté. Plusieurs maquettes de la pochette sont mises en place, Jeff choisit d’emblée cette image sur laquelle on le voit le visage incliné comme perdu dans ses pensées. A ce moment précis du shooting il était en train d’écouter la version instrumentale du morceau Dream Brother, qui n’était pas finalisé. Absorbé par la musique, comme coupé du monde, la musique, la musique en premier. Voilà pourquoi Jeff a choisi cette photo.

Et ça n’a pas été simple, il a dû une fois de plus lutter avec Columbia qui trouve l’image soudain trop tape à l’oeil, trop gay. Pourquoi ce type qui refuse qu’on voit en lui un joli garçon miserait sur une imagerie aussi hollywoodienne ? C’est tout le paradoxe du personnage.

J’ai une petite théorie là dessus, c’est qu’il ne pouvait pas passer à côté de l’opportunité d’endosser le costume qui le faisait le plus rêver : celui de la chanteuse.

Au féminin, oui oui. En interview, c’est comme ça qu’il s’autodéfinissait : a chanteuse with a penis. Avec des idoles comme Judy Garland, Billie Holiday, Edith Piaf, Nina Simone, et le glamour suranné des années 40/50, comment s’étonner que Jeff veuille s’inscrire dans cette filiation là ? Mais en tant qu’homme faire ça à ce moment là des nineties, en pleine vague grunge ? Moi je dis génie absolu.

 

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Chaque mois dans Radio K7 on discute d’un album avec mes copains autour d’une table, parfois avec des invités comme Pénélope Bagieu ou Nicolas Berno. Il y a des chroniques et des débats, on s’interroge sur l’histoire du disque : comment il a été produit, ce qui a fait son succès, et puis finalement ce qu’on a envie d’en retenir 20 ou 30 ans plus tard.

Le 5 janvier 2020, Radio K7 est devenu le premier podcast indépendant sur la musique en France au classement Apple Podcast !

« On veut redécouvrir les 90s, apprendre des trucs et se marrer. »

Manu, Fanny, Olivia et Grégoire

“ Le but de ce podcast c’est de redécouvrir la bande-son des nineties. Parce que c’était celle de notre adolescence, qui a marqué toutes nos premières fois. C’était une période où la musique a commencé à prendre une grande place dans nos vies, avec les groupes qui ont forgé notre identité mais aussi nos plaisirs coupables. “